*Je me souviens encore, quand Rennes était vivante,
Les gens étaient dehors, ils bricolaient ensemble,
Il reste bien un endroit, aux Prairies St-Martin,
Mais il est menacé par les projets urbains.
Occupons tous les jardins,
Plantons des légumes et faisons des festins,
Occupons tous les jardins,
Repoussons la mairie, «Dehors de nos chemins!»
- Cette petite chanson fredonnée sur l’air de «Cayenne» résume bien ce qui arrive aujourd’hui dans cet endroit si particulier que sont les Prairies St-Martin à Rennes. A cinq minutes du centre ville au nord de cette métropole, au bord du canal St-Martin, ce quartier de 28 ha est un mélange de prairies, d’une centaine de jardins ouvriers des années 1930, de cabanes en tôle, de maisons construites sans permis de construire dans les années 40. «A ce moment-là, c’était la guerre, il n’y avait pas de logement. Beaucoup de monde s’est installé ici, des familles entières», d’après Marcel, 84 ans, doyen du quartier. «Avant, il y avait des commerces, des cafés, des artisans, on se baignait dans le canal...», Amélie, 86 ans, la dernière habitante dans la zone des jardins familiaux. «J’y ai passé du bon temps, toute ma vie d’ailleurs.» Aujourd’hui encore, divers mondes cohabitent: du jardinier au fêtard, du joggeur au flâneur, de l’habitant de tout temps à celui de passage – légalisé, toléré ou illégal; refuge pour certains, autosubsistance pour d’autres. Mais la mairie a décidé d’y construire un «parc naturel urbain», impliquant l’expropriation des derniers habitants et la fermeture des jardins ouvriers. On savait déjà que la ville de Rennes préemptait tout le quartier petit à petit, attendant le départ ou la mort des locataires et des propriétaires, pour finir de raser toutes les maisons. La politique d’isolement progressif est une politique de longue haleine. Pour Amélie et Marcel, «le quartier a toujours été menacé par la Mairie. En 1948, pour installer l’électricité ici, on s’est tous liés, et l’ingénieur qui l’a fait s’est fait muter. Les habitants étaient isolés et c’est resté longtemps un endroit délaissé par les autorités. Le quartier était considéré comme pas fréquentable. Mais c’est aussi ça qui a amené une sociabilité importante, une solidarité, un état d’esprit très ouvert... Il se meurt car les gens sont vieillissants. Ils ont toujours mis une pression psychologique et financière pour que les gens partent et finissent dans des mouroirs». De plus, friche après friche, le quartier ne vaut plus rien et les habitants sont dédommagés de clopinettes. Pour la maison d’Amélie, ils proposent 9€ le m². Isoler les habitants, isoler les jardiniers en ne relouant pas les parcelles vides depuis au moins trois ans, cela limite évidemment toute possibilité de résistance.
Expansion urbaine sans scrupules
La Mairie avait pourtant feint un temps vouloir au moins conserver les jardins ouvriers, affirmant en 2002 que leur préservation serait «définitive et irréversible» (Gabillard, élu de quartier). Quels sont leurs arguments pour avoir changé d’avis en juin 2011, annonçant par voie de presse que les jardins ne seraient pas inclus dans le projet de parc à leur «grand regret»? Deux raisons sont invoquées: les inondations annuelles et la pollution détectée dans les sols. Or, selon les jardiniers de St-Martin, ni l’argument de la pollution ni celui des inondations ne tiennent.
En ce qui concerne la pollution, l’analyse des sols en métaux lourds dit seulement que la consommation de légumes des jardins «commence» à devenir problématique après leur ingestion pendant trente ans, 365 jours sur 3651! Autant dire qu’aucun des jardiniers n’est menacé de mort... et qu’ils peuvent continuer à bêcher tranquillement leurs parcelles. La Mairie ne se soucie pas tant des cochonneries aux pesticides vendues dans les supermarchés de sa ville. Et l’argument est d’autant plus grossier quand on sait que ceux qui ont réalisé l’analyse des sols (le groupe SCE) sont aussi les aménageurs du futur quartier propret de la ZAC Armorique... quartier voisin des prairies St-Martin! Les prairies étant en plein milieu du trajet entre le futur quartier de la ZAC et le centre ville, ces aménageurs ont tout intérêt à voir disparaître ce que l’on n’hésite pas à traiter de «bidonville» dans les couloirs de la Mairie.
Quant aux inondations annuelles, ce ne sont pas vraiment les jardiniers qui s’en plaignent: elles ne sont pas gênantes pour les jardiniers et depuis le temps, on a bien évidemment appris à faire avec. En réalité, la Mairie veut rendre l’ensemble de la zone plus inondable, en réalisant un bassin «d’expansion des crues»: cela permettra à d’autres zones de devenir non inondables – et donc constructibles2. Il s’agit aussi de recréer une zone humide, en compensation d’une autre zone humide détruite lors d’un projet immobilier, dans le cadre du Grenelle de l’Environnement. Sous couvert de santé publique, ces arguments ne servent en fait que les rêves d’urbanisation de Rennes Métropole. On l’aura compris, la Mairie veut tout bonnement pouvoir gérer et prendre le contrôle de cet endroit au fonctionnement et à l’histoire relativement autonomes. Ceci ne pouvait bien sûr pas coexister plus longtemps avec la politique de métropolisation de la ville: gentrification, avec le futur centre d’affaires du couvent des Jacobins, fermeture des bars et disparition des lieux non marchands où se retrouver (bancs, squares, squats, etc.), gestion et stigmatisation de la fête, projet pharaonique EuroRennes pour le quartier de la gare et ravalement de façade dès que l’occasion se présente... Nettoyage, gestion, image.
Amoureux des prairies
Parcelles non relouées, préemption, friches, mort du quartier... Cette stratégie pour que «les gens cèdent» selon la fille d’Amélie a voulu être contrée par un groupe d’irréductibles jardiniers. Ils ont d’abord créé une association pour essayer les recours amiables – discussions avec les responsables, questions au conseil municipal, etc. – mais, voyant que ça ne marchait pas, ils ont pensé inviter des gens à réoccuper les jardins vides. De la rencontre entre eux et un petit groupe d’amis impliqués dans la Maison de la Grève3 est née l’envie de concrétiser cette idée de remettre de la vie dans les jardins. Trois réunions publiques en février et mars 2012 ont fait naître le collectif «Tous aux Prairies!», mélange de jardiniers, de membres de réseaux politiques et associatifs, de mamies à chat, d’habitants des quartiers alentour ou de simples amoureux des prairies. Le collectif a commencé par organiser une manifestation-occupation des parcelles vides le samedi 31 mars. L’invitation était claire: venez fourches et bêches en main, avec vos semis, vos brouettes et vos banderoles, et allons cultiver les parcelles délaissées. Après une prise de parole place de la Mairie (« La municipalité trouve le quartier trop vieux, trop moche et pas assez standing...») invitant à se réapproprier le quartier des Prairies, nous sommes partis en cortège jusqu’à un grand jardin vide, plein d’arbres fruitiers, choisi pour être le jardin collectif de «Tous aux Prairies». Nous nous sommes directement mis à retourner la terre où nous avons pu planter quelques semis par la suite, pendant que d’autres s’étaient posés dans l’herbe, un petit groupe avec accordéon mettait l’ambiance, foot sur le terrain d’à côté (notre futur champ de patates). D’autres collectifs et des familles se sont installés sur des parcelles avoisinantes. Nous avons discuté, ça nous a surtout permis de nous donner les prochains rendez-vous (tous les samedis après-midi, et les derniers dimanches de chaque mois pour une assemblée). Nous avons installé les tables et les bancs, servi un goûter, puis un dîner, les derniers ont quitté le feu tard dans la nuit.
Tous ces jardins ouverts sont autant de motivations différentes à s’approprier un tel espace: approvisionnement d’une cantine collective, apprentissage du jardinage, autosubsistance, plantation de plantes médicinales, construction d’un four à pain, installation de ruches, petit coin de verdure pour famille en appartement; y faire des discussions, des repas et des fêtes. Tout ceci a bien plus à voir avec l’écologie.
Quelle écologie?
Quand on entend les écologues porteurs du projet de parc soutenir que les jardins ont «peu d’intérêt écologique» et sachant qu’ils prévoient de tout raser pour «revenir aux origines des Prairies St-Martin», on se dit que l’esprit de l’ingénieur est dans un bien piteux état pour soustraire totalement de sa conception de l’écologie toute la faune humaine. Avoir un rapport écologique à un milieu, ce n’est pas le préserver en le mettant sous cloche pour que rien ne lui arrive, mais c’est apprendre à vivre avec et à faire partie du cours de son évolution. Expulser les jardiniers et les priver de l’usage de leurs parcelles sous couvert de «protection de l’environnement» n’est en ce sens pas plus «écologique» qu’une giclée de round-up pour se débarrasser du chardon qui pousse là au milieu du parterre de fleurs. La création d’un «parc naturel urbain», dont personne ne pourra avoir l’usage réel, nous semble bien plutôt relever de la séduction propre au discours du capitalisme «vert» et à son écologie de surface qui cultivent le sentiment de la «Nature», pure et verdoyante, comme diversion et comme solution aux désastres écologiques. L’écologie ne devrait pas servir au renouvellement du capitalisme mais à la transition vers une approche politique de la question des milieux de vie et des manières de les habiter.
La réappropriation des jardins rend aussi plus tangible et un peu moins abstraite cette question: comment inscrire et satisfaire dans la ville le besoin collectif de production de nourriture? Question d’autant plus pressante quand on sait que la qualité des sols en campagne est désastreuse (du fait des pesticides, des labours excessifs et de l’érosion qui en découle, etc.) et quand on détruit tous les milieux susceptibles de pouvoir produire de la nourriture en ville, pour les remplacer par des constructions urbaines et des parcs dits «naturels». Nous pourrions, avec cette occupation, essayer de développer notre autonomie alimentaire vis-à-vis des modes de production et de distribution des produits du capitalisme, en faisant bien attention de ne pas séparer cette recherche d’autonomie de la constitution d’une communauté de lutte, qui cherche à intervenir publiquement, à visibiliser et à enrayer ce qu’elle dénonce. Autrement dit, cette réapproriation est liée à la nécessité d’ouvrir en ville des espaces de production à la fois à l’écart et contre les circuits de production-consommation du capitalisme. Moins nous sommes en relation directe avec nos milieux et nos sources de vie, plus nous sommes dépendants de structures et de circuits extérieurs à notre contrôle: c’est exactement la logique de la société capitaliste.
Prenons cette lutte comme une occasion de battre en brèche à la fois le projet d’»aménagement du territoire» de la Mairie et la dépossession de nos milieux et de nos moyens de subsistances. Cela n’ira pas sans nous opposer aux autres projets d’expulsion de jardins ouvriers et de quartiers entiers dans le centre de Rennes, et sans résonner avec la réappropriation de terres par les ouvriers agricoles d’Andalousie, de terres maraîchères dans le centre-ville de Dijon, et avec les luttes contre les grandes infrastructures à Notre-Dame des Landes, sur le trajet de la future ligne à Très Haute Tension ou à Val Susa en Italie. Un cri de ralliement? «Libérons les Terres!».
L’analyse montre que dans les légumes qui captent les métaux, c’est-à-dire les légumes à feuilles tels que les salades et les épinards, la concentration en plomb est plus importante que la moyenne bretonne. L’argument est d’autant plus énervant quand on sait que la Mairie elle-même a sûrement contribué à la pollution des sols, en y amenant à la va-vite de la terre de remblais et de chantier en guise de terre de culture... A qui la faute si l’on trouve dans les sols des vieilles piles usagées?
Un trou de 60.000 m3 sera creusé au niveau de l’usine désaffectée du Trublet.
- La Maison de la Grève est le nom d’un processus qui veut prendre au sérieux le décrochage d’avec le capitalisme et étendre la grève à tous les aspects de la vie. Elle a d’abord pris corps dans l’occupation d’anciens locaux de la CFDT pendant la réforme des retraites 2010. Elle existe maintenant dans un local loué où s’organisent des luttes, mais aussi des cantines, un magasin gratuit, une université populaire, etc.