Face à l’emballement de la production de déchets et aux nuisances croissantes qu’elle génère, pas d’autres solutions que les alternatives aux techniques traditionnelles d’élimination. La bataille juridique autour de l’incinérateur de Fos pourrait bien être aussi celle de l’innovation.
Indépendamment d’un éventuel gain de cause auprès des juridictions européennes, la contestation en cours pose à la fois le problème des techniques de substitution et des mesures préventives.
C’est donc en amont, au niveau de l’offre et de la demande, de la production industrielle et de la consommation, qu’il faut intervenir avec rigueur.
Dans l’ordre des priorités, le simple bon sens commande que l’on remette d’abord en question les stratégies de la plupart des entreprises qui produisent et mettent sur le marché un pactole de biens socialement nuisibles et inutiles. Cette critique de leurs options relève bien entendu d’une politique globale de gouvernance dont l’orientation incombe aux ministères de tutelle, Industrie, Finances, Environnement, etc.) mais elle dépend aussi de la prise de conscience des usagers responsables en seconde main du gaspillage entretenu par la logique du marché. Dans le premier cas de figure, c’est au législateur d’encadrer rigoureusement la dynamique industrielle et commerciale. Dans le second, le réflexe «écologique» qui doit contrebalancer la fascination fétichiste pour une pseudo-abondance, au demeurant exacerbée par la publicité, est une affaire d’information et d’éducation civique. Le citoyen (responsable de la cité) – rien à voir avec le «consommateur-citoyenniste» – ne se déshonorerait pas d’entreprendre une sage gestion de ses poubelles. Il n’y a pas de sots principes de précaution.
En fait, le législateur est loin, séparé de nous par les rouages incontrôlables de la démocratie représentative. Depuis les années 70, un inextricable maquis procédurier a recouvert le problème de centaines de recommandations, décisions, circulaires, directives, réglementations, en partie pour surseoir à l’échéance d’une abolition partielle et progressive de l’incinération. Indéniablement, il y a eu des avancées dans le domaine juridique. Mais ces amendements technocratiques n’ont pas atteint le problème de fond, et l’on est toujours loin de l’abolition irréversible de l’incinération. Tout ce qui a été mis en place pour responsabiliser producteurs et consommateurs, les Commissions locales d’information et de surveillance (CLIS), la taxe incitative (sur le principe du pollueur payeur), la pesée embarquée stimulant le tri sélectif, l’interdiction d’un certain nombre de composés chimiques (phtalates, amiante, plomb, mercure, PCB, PCT, polychlorés, etc.) dans la fabrication de produits, les campagnes d’éco-emballages et de conditionnements bio dégradables, n’ont fait que cautionner la pratique massive de l’élimination. Aujourd’hui, la Commission de l’Environnement de Bruxelles va proposer au Parlement de réviser les législations antérieures (1975, 1992, etc.). Il est question de revoir la hiérarchie des cinq niveaux (prévention, réutilisation, recyclage, valorisation énergétique, élimination) et de favoriser l’amalgame de ces deux derniers critères, ce qui équivaudrait à relancer la politique globale d’incinération.
Pour qu’une résistance massive inverse la tendance, il faut que la défense plus ou moins incantatoire des contraintes législatives s’accompagne de pratiques concrètes à l’échelle du pays tout entier.
Selon le dossier que la revue suisse «Durable»
(n° 22) consacre au traitement des déchets en France, le recordman de l’incinération de la Communauté (130 UIOM+ 16 projets) est nettement à la traîne des autres membres en matière d’alternatives: taux de tri, recyclage, compostage des déchets municipaux, à peine 20% , contre 46% en Suisse, 56% en Allemagne, en Belgique… Et la faible densité de population de l’hexagone qui alourdit le coût de la collecte ne suffit pas à expliquer cette «exception culturelle française». Les tergiversations de la ministre de l’Environnement sur «la difficulté de la pédagogie de masse» (dans le film de Cécile Couraud: Déchets à aménager )* sont en contradiction avec un sondage qui donne une large majorité favorable au tri sélectif. Elles dénotent un manque de volonté politique et, pour tout dire, un certain jésuitisme dans le domaine des alternatives.
Or, des expériences locales ont prouvé qu’un encadrement intensif des initiatives de tri, de collecte, de recyclage, de valorisation raisonnée, non polluante, ont une incidence considérable sur la gestion écologique et économique. A Fougères, en Ille-et-Vilaine, on a testé pendant un an l’impact de gestes «anti-déchets quotidiens» (70 propositions: suppression des lingettes, sacs en plastiques, plats préparés, préemballés, refus du courrier publicitaire, utilisation de l’eau du robinet, diminution des papiers imprimés, compostage…). Résultat: 44 kg de déchets par habitant au lieu de 250. Dans le film ci-dessus cité, les exemples d’initiatives efficaces insistent sur les avantages de ces pratiques. Dans de nombreux pays où régresse l’incinération, tri, collecte et recyclage créent même des emplois. Une étude, Incinération des déchets ménagers, la grande peur (Ed.Cherche-midi 2005) évaluait à 6.000 postes l’effectif ouvrier des UIOM, en 2002. En 2006, elle est nettement à revoir à la baisse (entre 4 et 5.000). En 1996, le rapport Robin Murray (expert de la London School of Economics ) établissait qu’un programme intensif de recyclage créerait plus de 50.000 emplois en Grande-Bretagne. 15.000 dans la collecte et le tri, 25.000 à 40.000 dans le démantèlement et le retraitement. Celui du World Watch Institute de 1991 évaluait que la transformation d’un million de tonnes de déchets de la ville de New York créerait 60 emplois sur une décharge, l’incinération 100 à 250 , le compostage 300 et le recyclage de 400 à 590 postes. Ces chiffres donnent une idée toute pragmatique de l’intérêt social d’une conversion radicale du processus industriel. Les Zabbaleen du Caire (décharges/déchetteries de collecte sélective, à 85%) font vivre 50.000 personnes et sont un exemple parmi des milliers d’autres en Afrique, Asie ou Amérique Latine. Preuve que l’on peu faire de nécessité vertu.
Autres effets des «pratiques douces» sur l’économie générale, partant sur la gestion des ressources et des écosystème. En 2005, le tri des emballages a permis de recycler 313.000 tonnes d’acier. Chaque tonne recyclée économise 1 tonne de minerai de fer. Le recyclage de l’aluminium (14.000 tonnes d’emballages) a réduit 95% de l’énergie nécessaire à leur fabrication. Le retraitement d’1,2 milliards de briques alimentaires a épargné 2,4 milliards de tonnes de bois; celui des emballages en papier-carton (393.000 tonnes) a fait économiser 2,5 tonnes de bois par tonne de recyclé. La collecte et le recyclage de 6 milliards de récipients en plastique, 140.000 tonnes de pétrole brut. Même gain de matière et d’énergie avec la récupération de 5 milliards de bouteilles en verre indéfiniment à 100% recyclable.
Faut-il ajouter que dans les pays à la pointe de la contestation des incinérateurs se multiplient les centres de compostage liés à l’agriculture biologique (plus d’une cinquantaine en Allemagne), sous forme de stockage des ordures fermentescibles, de méthanisation contrôlée, voire de vermiculture. Une pratique simple à la portée des millions d’amateurs de jardinage et même de plantes d’intérieur.
Peut-être n’est-il pas tout à fait futile de citer aussi l’étude d’une commission d’enquête allemande qui affirme «qu’un taux de recyclage/compostage de seulement 52% pour 4 flux de déchets ménagers (papier, verre, emballages et déchets organiques), soit une fraction mineure de tous les déchets européens permettrait une réduction d’environ 20 millions de tonnes d’équivalent de gaz (CO2) à effet de serre d’ici 2020 en Europe» .
Soit dit en passant, dans cette bataille qui dépasse de loin les enjeux locaux, militants associatifs et simples électeurs, les contestataires songeront-ils à faire pour une fois un usage réel de leur jeu de rôle électoral? Sur ce site où tous les candidats promettent de raser gratis le lendemain des élections ne serait-il pas de bonne guerre que d’exiger d’eux qu’ils commencent par l’abrasion définitive du projet de Fos?
* Un film parrainé par le CNIID, à voir et revoir pour son inventaire analytique des alternatives aux UIOM