Depuis quelques mois déjà l’Union européenne se construit une Constitution dans les couloirs feutrés et les amphithéâtres calmes de sa légitimité démocratique a priori . On nous dit bien qu’au sein de la Convention, menée par l’ancien président français Giscard d’Estaing, il y a quelques graves polémiques entre petits et grands pays, mais les moyens d’information se gardent de nous expliquer que le principal enjeu de pouvoir réside entre les citoyens et leurs institutions.
La légitimité dont se prévalent les institutions européennes, quelles que soient leurs pratiques, est essentiellement fondée sur les traditions démocratiques des pays membres, ce qui reste encore à discuter car l’histoire de ces nations est pleine de parenthèses autoritaires, et sur le Parlement européen dont les compétences sont très limitées.
Quant aux Parlements nationaux, ils risquent de devenir les simples exécutants des hauts fonctionnaires européens et des ministres des différents gouvernements de l’Union. Dans un tel contexte, on comprend mieux pourquoi les petits pays s’agitent car il leur sera difficile de faire le poids face aux appareils d’Etat français ou allemands.
Concrètement, la Convention des pays membres de l’Union débat actuellement de questions essentielles sur les droits et libertés politiques de chacun d’entre nous et ce à travers les futures compétences des Parlements nationaux et du Parlement européen. Pour ce qui est de toute autre forme d’intervention citoyenne rien n’a été prévu, hormis le droit de débattre dans le vide et de manifester entre deux haies policières. Mais nous argumenterons ce dernier point dans de futurs articles, pour l’instant nous nous en tiendrons à démontrer comment le pouvoir exécutif au sein de l’Europe glisse vers "la tentation autoritaire". Ce risque avait été dénoncé en 1996 par Herman Meijers, éminent juriste néerlandais et expert de la coopération européenne dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, à la veille de l’adoption du Traité d’Amsterdam. Meijers constatait que "dans les environnements anti-démocratiques, ce sont toujours les organes exécutifs de l’Etat et non le Parlement et les organes judiciaires qui décident en fin de compte... Voilà le danger qui menace aujourd’hui l’Union européenne. Aujourd’hui, quand des questions élémentaires du droit et des pouvoirs et compétences sont transférées des démocraties nationales vers les institutions internationales, (...) il existe un risque que ce transfert soit organisé par des ministres et des fonctionnaires qui représentent le pouvoir exécutif. Dans de telles conditions, les organes législatifs comme le Parlement européen, ainsi que le pouvoir judiciaire qui exerce ses fonctions dans le cadre de la Cour européenne, vont se retrouver devant la porte ."
Cet homme avait vu juste: en ce moment même la Convention propose les instruments du silence parlementaire. Ces motifs sont clairement exprimés dans les documents officiels puisqu’il s’agit de "donner une réponse aux critiques souvent entendues concernant l’excès de détails de la législation communautaire et la rigidité et lenteur des procédures, (...) cet excès de détails des actes a été considéré peu approprié, en particulier dans certains domaines économiques où la capacité d’adaptation à un environnement changeant est très importante. Le législateur communautaire se trouve ainsi confronté à un double besoin, celui de produire une législation assurée d’une légitimité démocratique incontestable que seules les procédures législatives garantissent et celui de répondre de façon rapide et efficace aux défis et exigences de la réalité et donc de conserver une certaine souplesse ."
Le seul problème dans ce beau raisonnement qui a pour but d’assurer la "gouvernance efficace" de l’Union, c’est qu’il traite sur un même pied les affaires économiques et les droits fondamentaux des individus, dont nous ignorions qu’ils étaient à ce point changeants, et qu’il amène la remise en question des fameuses procédures législatives censées garantir l’incontestabilité démocratique des décideurs.
Aussi, la Convention se propose de créer deux catégories d’actes normatifs obligatoires pour tous les Etats membres: d’une part les "actes législatifs" (c’est-à-dire des lois et des lois-cadres) et d’autre part les "actes non législatifs" (les règlements et les décisions) qui sont des actes à effets législatifs promulgués par les seuls pouvoirs exécutifs. A un tel niveau de contradiction, publiquement assumée et que nul ne conteste, la Convention pousse plus loin en promulguant "la création d’une nouvelle catégorie d’actes, les actes délégués, qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels des actes législatifs. Le but est d’encourager le législateur à se concentrer sur les aspects fondamentaux en évitant que la loi et la loi-cadre soient trop détaillées. "
Autrement dit par souci de ne pas trop fatiguer les parlementaires, ceux-ci sont invités à ne formuler que des "lois coquilles vides" dont le contenu véritable sera défini et continuellement adapté par voie de règlements et laissé aux bons soins des fonctionnaires experts du Conseil, de son comité et de la Commission. La convention Europol est un exemple de ce que peut donner une loi vide. Alors qu’elle statue sur les compétences et échanges de services en matière de police, rien dans le texte de la convention n’apparaît quant au stockage et au traitement de données personnelles, dont le sujet n’est abordé que dans les dispositions d’exécution. De même, le Conseil peut étendre la compétence d’Europol à une longue liste de types de crimes très vaguement définis dans le texte de la Convention ainsi qu’autoriser Europol à établir des accords de coopération avec des pays tiers sans approbation nécessaire du Parlement.
Enfin, un document de la Convention constate que "dans le système actuel, les Parlements nationaux participent à l’adoption des normes applicables notamment par l’intermédiaire de la ratification nationale des conventions. Cet instrument juridique étant amené à ne plus figurer dans la Constitution, le groupe a estimé que les Parlements nationaux devraient continuer à jouer un rôle important". Sauf qu’une fois leur ultime pouvoir disparu, nul ne nous dit comment les parlementaires nationaux dorénavant tout nus conserveront leur crédibilité en face de ceux qui les élisent en jouant leur "rôle important" de citoyens. On note que les dispositions et commentaires font mention de leur "association" à la politique de l’Union. Le flou du terme n’est pas innocent car il n’établit aucun droit de participation active et effective des Parlements aux procédures de législation ou au contrôle du pouvoir exécutif. En lieu et place on leur propose un vaste catalogue d’activités thérapeutiques comme des "débats de fond au choix qui devront être examinés par le Conseil européen", ou de tenir périodiquement des conférences interparlementaires ou encore de s’associer aux mécanismes d’évaluation mutuelle.
Après les "embedded journalists "* de la guerre d’Irak voici venus les "embedded parliaments ". Mais cela n’est pas suffisant pour permettre à l’exécutif européen d’exercer un pouvoir quasi-incontestable. La bonne gouvernance du "parc humain" européen est traitée dans le cadre de la Commission justice et affaires intérieures, qui administre notre "espace de liberté, de sécurité et de justice", et cette dernière distingue deux composantes de son action à savoir: législative et opérationnelle.
Maintenant que nous voici informés de ce que la Convention entend par démocratie parlementaire, qu'en est-il de la légitimité opérationnelle? Faut-il en déduire que la composante opérationnelle sera développée par le recours à des soi-disant actes non législatifs, bien que faisant force de loi, promulgués par la Commission et le Conseil sans aucune participation parlementaire et par le moyen d’une coopération informelle basée sur la "confiance mutuelle" des autorités compétentes?
N’oublions pas que tous les organismes de coopération policière et judiciaire qui aujourd’hui travaillent et coopèrent de façon transnationales le font sans que nul Parlement puisse effectuer le moindre contrôle réel de leurs activités.
Concrètement, dans l’Etat de droit démocratique tel que défini à ce jour, la confiance mutuelle ne peut que résulter de normes de droit communes, applicables à tous et adoptés par des assemblées législatives élues dans le cadre de procédures législatives publiques et transparentes. Rien de tel n’existe ou n’est envisagé au sein de l’Union.
Par exemple si nous considérons le pouvoir démesuré que détiennent les fonctionnaires du comité de l’article 36 et ses groupes subordonnés, non seulement dans le domaine exécutif mais aussi dans le domaine législatif pour tout ce qui concerne nos droits fondamentaux, il y a de sérieux motifs d’inquiétude. En effet l’article 36 du traité UE a institué un comité de coordination composé de hauts fonctionnaires, dont le rôle est de préparer les travaux du Conseil dans le domaine de la coopération policière et judiciaire en matière civile. Dans la pratique, ce comité existait déjà depuis le Conseil européen de Rhodes (décembre 1988). Ce dernier va se voir encore renforcé dans le cadre de la Constitution et il pourrait pour "la première fois couvrir l’ensemble des autorités compétentes en matière de sécurité intérieure et ne pas se limiter aux forces de police, (...) les attentats du 11 septembre ont montré l’importance d’une mobilisation de tous les services et d’une coopération transversale".
En d’autres termes voici dans un même chapeau de magicien confondues la prévention, la répression et l’évaluation des risques de troubles à l’ordre public avec fichage inhérent pour le seul profit de maintenir ceux qui ont des fonctions de pouvoir à leurs postes.
Vous me direz, que nous importe la démocratie du moment que nos tyrans sont éclairés, mais qu’est-ce qui nous garantit qu’ils le seront? Et quel moyen aurons-nous de nous défendre d’eux?
Cet article est basé sur le travail de Nicolas Busch, dont l’analyse critique complète de la Convention avec les cotes des documents officiels est accessible sur le site du FCE
* incrustés: les journalistes étaient partie intégrante des troupes dont ils suivaient les mouvements