Nous vous proposons ici une série de questionnements sur un sujet qu’on veut laisser traditionnellement hors de portée du doute philosophique, à savoir les droits humains. Le thème est sacré car il est le socle sur lequel repose un grand nombre de revendications actuelles, mais il est aussi le mythe fondateur des démocraties du XXème siècle. Or au moment même où au nom de ces droits on pille et on massacre, et aussi au nom de ces droits on confie nos libertés à l’Etat, il est peut-être temps de se demander si l’on ne fait pas fausse route.
Pour cela, commençons par interroger notre propension au fétichisme. Les droits de l’homme et du citoyen, tels que déclarés en 1789 par les Français, étaient un outil technique qui permettait de projeter tous les membres du peuple (à l’exception des femmes, des enfants et des esclaves) comme sujets de leur propre vie. Grâce à ce bond qualitatif dans la pensée politique, le roi n’était plus seul sujet de son existence et, dès lors, n’importe quel individu de sexe masculin et civilement majeur pouvait gouverner la France ou contribuer à son gouvernement. Comment cet outil de la pensée politique est-il soudainement devenu un objet symbolique intouchable? Peut-être parce qu’il était inscrit dans le préambule que ces droits étaient des droits "naturels, inaliénables et sacrés de l’homme". Les rédacteurs, mélangeant tout à la fois le naturalisme des Lumières, une notion d’origine juridique et un terme religieux, venaient d’enclore en un tour de passe-passe sémantique leur bel objet technique dans une enceinte inviolable qui affirmait tout simplement que l’homme se trouvait au centre de tout. Ou plus précisément qui le réaffirmait, des siècles après l’écriture de la Genèse quelque peu mise à mal par les découvertes de la pensée scientifique.
Cependant, nos philosophes révolutionnaires savaient aussi la propension des humains à se voir chacun plus au centre de l’univers que son voisin, et il existait donc un risque que les droits soient bafoués par ceux-là mêmes qu’ils étaient censés défendre. Ils ont donc inscrit à l’article 4 de la déclaration que "la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas autrui". Or les plus grandes nuisances (guerres, crises économiques, famines, catastrophes industrielles, corruption…) étant le fait des gens qui ont le plus de pouvoir pour les commettre, et qui sont donc juridiquement les mêmes à mieux de se défendre, on peut se demander pourquoi ils sont aussi les gardiens de nos droits?
Les mêmes penseurs, subodorant à raison que leur déclaration ne vaudrait pas grand- chose sans moyen de la défendre, déclarèrent à l’article 12 que "la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique, cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée". Avec idéalisme et non-sens pratique, ils instituaient donc une inégalité de pouvoir entre les gardiens du droit et leurs bénéficiaires, partant du principe que la force publique ne disposerait pas d’elle-même selon ses intérêts internes mais pour l’avantage du plus grand nombre. Or pourquoi les gardiens de l’ordre devraient-ils être moins corporatistes et plus soucieux d’autrui que le reste du corps social? Je ne ferai pas ici le long récapitulatif des exactions des hommes d’Etat et des forces publiques démocratiques pour vous prouver que les Lumières étaient un peu dans la pénombre.
Si nous faisons un bond dans le temps, on peut dire que la déclaration Universelle de 1948 avait intégré les échecs historiques de la démocratie puisque ce système ne nous avait pas préservés de la longue série de génocides qui traversèrent le XXème siècle. Pour tenter de contrer cette horreur, des hommes crurent qu’il suffirait de déclarer universel le concept de droit humain, c’est-à-dire l’être humain comme centre de toute pensée politique.
Comme ces nouveaux rédacteurs étaient bien de leur époque, ils dépoussiérèrent les anciens textes de la discrimination faite aux femmes et se prononcèrent pour l’abolition de l’esclavage. Ce qui ne mangeait pas de pain puisque femmes et esclaves travaillaient seuls depuis longtemps à leur propre libération, mais le paternalisme n’a pas fini de vivre.
C’est du reste pourquoi ils inscrivirent comme "élément naturel et fondamental de la société" la famille et son "droit à la protection de la société et de l’Etat", aveugles au fait que la famille, telle que définie en Occident, est issue de la domination patriarcale et n’a que peu à voir avec une logique de droit fondamental.
Par ailleurs, à l’article 21, il est écrit que la légitimité politique des individus est liée à leur appartenance nationale. Or les rédacteurs savaient très bien que s’ils se revendiquaient de l’universalisme, c’était précisément parce qu’il existe des entités de pouvoir, économique et militaire, dépassant les frontières des nations. Dans ce cas, on peut se demander pourquoi les droits politiques des individus se bornent aux frontières de leur pays quand le pouvoir des Etats, des banquiers et des industriels peut les franchir et influencer la politique de n’importe quel autre pays tout autant et souvent plus que les nationaux?
Enfin, cerise sur le gâteau mythique, à l’article 27, nous apprenons que "toute personne a le droit (…) de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent". Il est terriblement amusant de noter qu’une nouvelle valeur s’est glissée dans l’air du temps, celle du progrès scientifique, tout aussi sacralisé par là-même que la propriété individuelle à l’époque de la révolution française, et auquel on peut contribuer mais assurément pas s’opposer.
Cependant, on peut toujours déclarer les droits humains universels, mais les intérêts politiques restent nationaux et cela permet de comprendre la politique des "non-droits" humains au sein de l’Union Européenne actuelle.
Le texte à étudier est la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome en 1950, et telle qu’amendée par divers protocoles qui ne changent rien à son totalitarisme. La charte européenne des droits fondamentaux qu’on lui a adjointe par la suite ne change rien non plus à sa logique de mort.
J’insiste sur ces deux points, totalitarisme et logique de mort, et je veux les démontrer en m’appuyant sur plusieurs articles dont la gravité aurait dû au minimum faire bondir les Résistants encore bien vivants de la seconde guerre mondiale, souvent grands défenseurs publics du principe de droit.
"Titre I: droits et libertés – article 2 droit à la vie.
1- le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (…)
2- La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire:
a – pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale;
b – pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue;
c – pour réprimer conformément à la loi une émeute ou une insurrection."
Comment peut-on reconnaître la légalité de la violence d’Etat quand la logique même de la loi, et donc de la justice, consiste à résoudre autrement que par la violence les atteintes aux droits? Pourquoi reconnaître aux forces de l’ordre un droit de tuer à priori et l’y inscrire comme un privilège de ce corps?
En bref, nous avons le droit de vivre et ils ont le droit de tuer, enfin avec quelques restrictions puisqu’il faut qu’il s’agisse d’un recours rendu absolument nécessaire (sic).
De plus, toute personne étant présumée innocente avant que la justice n’ait démontré le contraire, de quel droit les forces de l’ordre seraient-elles autorisées à exécuter une personne, hors de tout contexte de légitime défense, en cas de tentative d’évasion ou lors d’une arrestation?
Enfin pourquoi les forces de l’ordre seraient-elles en droit d’exécuter des protestataires, même violents, sans autre justification que la totale liberté que leur octroie cet article, et le pouvoir que leur donnent les élus?
Dans cette macabre balance où l’on détermine le poids et donc l’importance d’une vie humaine, on apprend aussi que le droit à la liberté n’est pas le même pour tous.
"Article 5, droit à la liberté et à la sûreté.
Nul ne peut être privé de sa liberté sauf dans les cas suivants et selon les voies légales (…), s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond".
Parmi les populations stigmatisées dans cet article, on trouve également les mineurs en éducation surveillée et les étrangers clandestins.
Pourquoi établit-on un droit d’exception dans le cadre même des droits fondamentaux puisque, s’il est exceptionnel, il ne devrait être inscrit ni dans cette convention, ni même dans la loi mais dans le cadre de décrets provisoires d’exécution?
Sur quelles bases vérifiables établie-t-on une discrimination à l’égard de catégories entières de population, partant du principe qu’elles seraient dangereuses à priori et donc ne seraient pas soumises au même régime de droit que les autres? Il faut préciser que l’on distingue dans cet article aux alinéas précédents la détention des criminels ou présumés tels, et la détention de ces catégories de gens que seraient les vagabonds, les toxicomanes, etc. La question est donc la suivante:
Pourquoi l’Etat peut-il détenir une personne selon sa nature (sic) ou son appartenance sociale, sans se soucier qu’elle ait ou non commis un délit?
De même l’article 14 ironiquement intitulé "Interdiction de la discrimination" fait l’objet de réserves dans l’article 16 "Restrictions à l’activité politique des étrangers" qui dépend du seul jugement des "Hautes Parties Contractantes" dont on sait qu’elles représentent surtout l’intérêt des pouvoirs exécutifs.
Rassurez-vous, nous sommes tous concernés par la tentation autoritaire de nos gouvernants. A l’article 11 sur "la liberté de réunion et d’association: (…) le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration d’Etat".
Légitime ne signifie pas légal, et l’exécutif, à savoir l’armée, la police et l’administration, n’est pas le Parlement, or non seulement il peut à tout moment mettre en cause le droit à l’expression politique organisée des électeurs mais aussi à celle de leurs représentants.
Si vous doutez de l’autoritarisme des principes fondateurs de ce système, reportez-vous à l’article 15 "Dérogation en cas d’état d’urgence:
1- En cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie Contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention (…).
3- Toute Haute Partie Contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises (…)".
Si le principal danger public qui guette nos nations est précisément le pouvoir d’Etat, à quelle Haute Partie Contractante s’adresse-t-on pour suspendre les droits des gouvernants? Peut-être aux magistrats nommés par les dits gouvernants et qui, nous le savons, pareils aux anges qui n’ont pas de sexe, n’ont pas d’opinion politique.
Peut-être aussi est-ce la raison pour laquelle les rédacteurs de 1789 avaient inscrit à l’article 2 de leur déclaration que l’un des buts de toute association politique était "la résistance à l’oppression", autrement dit, quand tous nos droits ont été bafoués, nous en restons les ultimes dépositaires et donc les seuls garants.