L'Union européenne: un espace de paix et de démocratie?
Une analyse critique du projet constitutionnel de l'Union européenne
par Nicholas Busch
Quelle légitimité démocratique?
Le terme de "Constitution" est chargé de signification historique et juridico-politique. La création d'une Constitution suppose, selon la perception actuelle du terme, qu'il existe un peuple qui souhaite s'unir dans un Etat. Faut-il rappeler que, dans tous les pays démocratiques, ce sont des assemblées élues par le peuple qui furent mandatées à proposer et adopter les projets de Constitution?
Déjà au regard de cette exigence pourtant essentielle, le projet de traité dit "constitutionnel" de l'Union européenne se distingue de tous les projets constitutionnels du passé qui se réclament de la démocratie. Notons d'abord l'absence d'une volonté établie des peuples européens concernés de créer un Etat commun. Ce sont les chefs d'Etat et de gouvernement des Etats membres de l'Union réunis en Conseil européen qui ont institué, sans aucun mandat de leurs électeurs nationaux, une soi-disant "Convention". Cette "Convention" a ensuite élaboré un projet de "traité constitutionnel" qui, à été approuvé par consensus par l'ensemble des gouvernements des Etats membres réunis dans le Conseil européen. Ce n'est que maintenant que les parlements, c’est à dire les assemblées élues des Etats membres, dans le cadre de la procédure nationale de ratification, peuvent se prononcer sur le projet. Mais encore, les parlements nationaux se voient confrontés à un choix aussi difficile que limité: soit l'adoption du texte constitutionnel dans son ensemble, soit son rejet en bloc.[1] Quant aux peuples concernés, leur rôle dans la procédure constitutionnelle risque d'être encore plus limité, sinon inexistant. En effet, dans la majorité des Etats membres, seuls les parlements pourront s'exprimer. En effet, dans certains pays membres, la Constitution nationale exclut le référendum, alors que dans d'autres la décision sur l'organisation d'un référendum, dont le résultat n'a pas toujours force obligatoire, revient au parlement, au gouvernement ou au chef d'Etat.
Ceci est d'autant plus problématique que dans nombre de pays membres de l'Union, les parlements ne reflètent pas l'opinion majoritaire des électeurs par rapport au développement stipulé par le projet de Constitution de l'Union européenne vers une sorte d'Etat supranational aux ambitions de super-puissance.
Les travaux de la Convention furent dirigés d'une main très ferme par le bureau de son Président, Valéry Giscard d'Estaing, et se déroulèrent à l'écart de tout débat véritablement public. La Convention travailla très vite, eu égard à l'importance politique et juridique du sujet.[2] Ceci a suscité ce commentaire de Daniel Thürer, professeur de droit international comparatif européen et constitutionnel à l'université de Zurich [3]: "La Convention constitutionnelle de l'Union européenne a travaillé plus rapidement et plus discrètement que la plupart des législateurs constitutionnels nationaux... La Convention était loin d'être assiégée par un public avide d'information... La procédure s'est poursuivie dans un certain isolement par rapport à la vie politique et intellectuelle" . Et de continuer: "Les négociations étaient dirigées de façon rigide, pour ne pas dire autoritaire, par la présidence et le texte ne fut pas, comme c'est l'usage, adopté par vote séparé sur chaque disposition particulière et chaque section, mais par une procédure consensuelle" [4]. En octobre 2003, un éditorial dans le quotidien français "Le Monde" [5] notait: "Pendant des décennies, l'Europe s'est construite en catimini. C'était une affaire pour les élites voire pour les technocrates. Les citoyens avaient l'impression, pas tout à fait fausse, d'une bureaucratie lointaine prenant des décisions qui les affectaient sans qu'ils aient leur mot à dire" . L'éditorial estime qu'un référendum organisé simultanément dans tous les pays membres de l'Union "aurait l'avantage de contribuer à la création d'un espace public européen." Cela revient à avouer qu'un tel espace public n'existe pas aujourd'hui. Or, en l'absence de cet espace public, de quelle légitimité démocratique une Constitution européenne peut-elle se réclamer?
Dans beaucoup de pays membres les élites politiques et économiques semblent prêtes à tout pour éviter un réel débat sur le projet de Constitution. C'est vrai par exemple pour la Suède, où le gouvernement socialiste et la majorité des directions des partis représentés au parlement ont refusé l'organisation d'un référendum et font tout pour éviter un vaste débat de fond sur le projet de Constitution. Bien avant l'adoption du projet de Constitution par le Conseil européen en été 2004, le chef de groupe socialiste suédois au Parlement européen, Jan Andersson s'en prenait, dans un article débat paru dans un quotidien régional socialiste [6], à certains de ses camarades de parti qui insistaient sur l'urgence d'un large débat public sur le projet de Constitution et revendiquaient l'organisation d'un référendum. Selon monsieur Andersson, très représentatif de la ligne choisie par la direction du parti, la discussion même du projet de Constitution était "prématurée" , sinon déplacée, tant que les gouvernements des Etats membres de l'Union ne s'étaient pas mis d'accord sur un projet définitif. "Le moins qu'on puisse demander" , écrit Andersson, "est tout de même que l'on sache sur quoi l'on va voter, avant de demander un référendum" . Donc, surtout pas de discussion maintenant, camarades. Quant au référendum, alors que Monsieur Andersson ne voulait pas en discuter à l'époque, il ne cachait pas qu'il y était fermement opposé par principe. En effet, monsieur Andersson craignait que, si on a recours au référendum au lieu du "système représentatif" (c’est à dire la ratification par le parlement national), "les questions européennes ne deviendront jamais une élément intégré de la politique [suédoise]" . Autrement dit, si on fait voter le peuple, l'Union européenne ne se fera pas.
Certaines élites euro-enthousiastes semblent avoir compris que si l'on veut faire avancer la construction de l'Union européenne, il ne faut surtout pas demander l'avis des électeurs.
Tout indique que des parties importantes de cette élite politique pro-unioniste estiment que des votes référendaires, et même la seule discussion publique sur le projet de Constitution, menacent l'avenir même de l'Union européenne. Le risque est donc évident que l'Union européenne continue de se construire "en catimini", sur la base d'une "Constitution" adoptée en catimini.
"Ambiguïté constructive": La terminologie et la sémantique du projet de Constitution
Une des missions principales de la "Convention" consistait en la présentation d'un projet de Constitution aux dispositions intelligibles, bien structurées et précises. Or, si quelque chose distingue le projet de Constitution, c'est bien une complexité et une longueur jamais vues dans un texte se voulant constitutionnel. Des dispositions dont le flou, l'ambiguïté, et la "flexibilité" prêtent aux interprétations arbitraires vont de pair avec des dispositions rigides et ultra-détaillées dont le but semble être de rendre des choix politiques et économiques issus d'une idéologie néo-libérale quasiment irréversibles en les élevant au rang de loi constitutionnelle.
On nous avait promis une Constitution simple et transparente. On veut maintenant nous refuser un débat sous prétexte que la matière est bien trop complexe pour que les citoyens ordinaires puissent en décider.
Des termes juridiques fondamentaux sont soudain utilisés avec une nouvelle signification sémantique. Ainsi, nous l'avons déjà constaté, la nouvelle signification des termes "Constitution" et "Convention" revient à une pure et simple tromperie sur la marchandise.
Et le "Parlement européen"? Peut-on vraiment le qualifier de parlement, alors que ses membres n'élisent pas de gouvernement et n'ont même pas le droit de proposer des lois?
Les exemples d'une telle terminologie ambiguë, sinon trompeuse, sont trop nombreux pour pouvoir être le fait de simples accidents de rédaction.
Dans le roman "1984" de George Orwell, un service ministériel entier se voue à la création d'une nouvelle langue, la "novlangue", l'objectif étant non pas de créer de nouveaux mots, mais de changer la signification sémantique de certains mots ou d'abolir tout simplement des termes qui pourraient permettre une pensée critique ou oppositionnelle, selon la devise: ce qui ne peut pas se dire, ne peut pas se penser.
En 2003, la notion même de "services publics", encore fréquemment utilisée au cours des travaux préparatoires, a été entièrement éliminée du texte du projet de Constitution. Elle a été remplacée par un terme mieux adapté à l'idéologie néo-libérale qui marque l'ensemble du texte: "services d'intérêt économique général" . Ces services sont, bien sûr, soumis à l'exigence de la concurrence "libre et non faussée" .
Le projet constitutionnel introduit une distinction bizarre entre deux types d'actes juridiques aux fins d'établissement de normes de droit: les actes juridiques dits "législatifs"** [7]** et les actes juridiques dits "non législatifs"** [8]** . L'astuce de cette distinction sémantique? Alors que les premiers sont adoptés dans le cadre d'une procédure de co-décision à laquelle participe le Parlement européen, les derniers sont adoptés sans la moindre participation parlementaire, bien qu'ils puissent avoir un caractère obligatoire et puissent être immédiatement applicables.
On trouve d'autres exemples d'une terminologie qui prête (est-ce vraiment par maladresse?) à confusion. Ainsi, le projet constitutionnel définit deux types de coopération rapprochée – coopération visant toujours un niveau d'intégration plus élevé entre des groupes d'Etats membres. Il s'agit de la "coopération renforcée" [9], de la "coopération structurée permanente". [10] Pour comprendre les implications réelles de cette distinction (abordées plus loin dans ce texte) il faut avoir lu de très près l'ensemble du texte du projet constitutionnel. La terminologie choisie est comme faite pour fourvoyer le public.
Notons ensuite qu'au-delà des décisions à la majorité, le Conseil européen (composé des chefs d'Etat et de gouvernement des Etats membres) peut adopter des décisions "par consensus" [11], "d'un commun accord" [12], ou "à l'unanimité" [13]. Que cache donc cette richesse terminologique?
Un dernier exemple de sémantique trompeuse: les (nombreuses) dispositions excluant tout droit de co-décision du parlement dans tel ou tel domaine particulier peuvent facilement être reconnues par le fait qu'elle contiennent une phrase stéréotype stipulant que le Parlement, s'il n'a rien à dire, doit tout de même être "consulté" ou tenu "informé" . Mais on peut s'interroger sur la véritable signification des mots quand on s'aperçoit que le Parlement "est informé" , selon la formulation choisie pour certaines dispositions,[14] " ou "pleinement informé" [15] pour d'autres, ou encore, dans quelques rares cas, est "immédiatement et pleinement informé" [16]. Il est difficile d'imaginer que ces distinctions, à première vue innocentes, soient le fait d'un accident de rédaction, puisqu'on les retrouve, fidèlement traduites dans toutes les versions linguistiques du texte. Ne faut-il pas en déduire qu'à chaque fois qu'une disposition fixe que le Parlement soit "informé" sans plus, il ne le sera ni immédiatement, ni pleinement?
Dans un essai sur le projet de Constitution, Claude Serfati, chercheur et spécialiste du secteur militaro-industriel, critique ainsi la sémantique problématique du texte: "Comme c'est fréquemment le cas dans la diplomatie internationale, les traductions des textes dans les différentes langues des Etats membres laissent la place à ce qui, dans le langage des chancelleries, est appelé une 'ambiguïté constructive', et qui signifie plus simplement l'utilisation à la carte des textes." [17]</A></SUP> A titre d'exemple, Serfati note que le recours fréquent de la Convention à une terminologie élastique pourrait permettre d'inclure l'assistance militaire à, et la coopération militaire avec, des Etats tiers dans les opérations militaires de l'Union européenne.
On pourrait ajouter que "l'ambiguïté constructive" dont fait état Serfati n'est pas le seul fait des traductions, mais un trait inhérent à la version linguistique originale du projet.
Le labyrinthe institutionnel: la fin de la séparation des pouvoirs?
Un autre trait caractéristique du projet de Constitution consiste en un manque de démarcation et beaucoup de chevauchement des rôles et compétences respectives des différentes institutions de l'Union. Dans ce premier projet de Constitution européenne, un des critères constitutifs de tous les Etats constitutionnels européens – le principe de la séparation des pouvoirs – n'est plus respecté. Cela résulte en un transfert plus ou moins sournois de pouvoir vers les organes exécutifs aux dépens des parlements, c’est à dire les assemblées élues directement par le peuple.
La Commission
En règle générale, la Commission seule détient le droit d'initier des propositions de loi. En outre, elle peut adopter des règlements et des décisions, c’est à dire des actes juridiques obligatoires, mais dits "non-législatifs" .
La Commission "promeut l'intérêt général européen et prend les initiatives appropriées à ces fins" [18]. Cela revient à un mandat à la Commission de toujours promouvoir l'intégration et, par conséquent, le développement irréversible de l'Union vers un Etat supra-national. En outre, la Commission se voit revêtue d'une fonction qui ressemble fort à un pouvoir judiciaire, puisqu'elle "veille à l'application des dispositions de la Constitution ainsi que des dispositions prises par les institutions en vertu de celle-ci" et "surveille l'application du droit de l'Union" , sous le contrôle de la Cour de Justice, il est vrai.[19] Mais ne s'agit-il pas là d'un rôle qui conviendrait mieux à la seule Cour de Justice?
En règle générale, la Commission "assure la représentation extérieure de l'Union" .[20] Mais ce n'est pas si simple que ça, puisque cette représentation extérieure ne comprend pas le domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC).
Pour compliquer les choses, le Parlement européen peut certes destituer l'ensemble de la Commission, mais non un ou plusieurs Commissaires particuliers. Un Commissaire ne peut être destitué par la Cour de Justice qu’à la demande du Conseil des Ministres ou de la Commission. Ces règles savantes semblent avoir pour seul but de restreindre le pouvoir d'action du Parlement.
Le Conseil européen
Le Conseil européen est composé des chefs d'Etat et de gouvernement des Etats membres. Il "donne à l'Union les impulsions nécessaires à son développement et en définit les orientations et les priorités politiques générales" .[21] Alors qu'il n'exerce pas de fonction législative selon la définition du projet de Constitution, il peut adopter des actes juridiques "non législatifs" sous la forme de "décisions européennes" à effet obligatoire pour les Etats membres.
Le Conseil européen se prononce "par consensus" , "sauf dans les cas où la Constitution en dispose autrement" – ce qui est, notons-le, souvent le cas.[22]
Le Ministre européen des Affaires étrangères
Le Ministre européen des Affaires étrangères de l'Union[23] est nommé par le Conseil européen (à la majorité qualifiée), avec l'accord du Président de la Commission: Il "conduit la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union" . Il participe aux travaux du Conseil européen, mais sans droit de vote. [24]</A></SUP> Le rôle de ce ministre européen est d'ailleurs double. D'une part il représente le Conseil des ministres en tant que mandataire pour les domaines de la Politique Etrangère et de Sécurité Commune (PESC) et de la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC). D'autre part, en tant que vice-président de la Commission chargé des "relations extérieures et de la coordination des autres aspects de l'action extérieure" de l'Union, il est soumis aux procédures qui régissent le fonctionnement de la Commission. Etant donné que le Président du Conseil européen a également pour tâche d'assurer "à son niveau et en sa qualité, la représentation extérieure de l'Union" pour les matières relevant de la PESC [25], les conflits de pouvoir entre ce dernier et le Ministre des Affaires étrangères semblent programmés.
Le Conseil des ministres
Le Conseil des ministres est composé d'un représentant (au rang de ministre) par Etat membre, pour chacune de ses formations. Il statue à la majorité qualifiée "sauf dans les cas où la Constitution en dispose autrement". [26]
Le Conseil des ministres exerce, lui aussi, plusieurs fonctions et peut revêtir plusieurs "costumes" institutionnels. Il a d'une part une fonction législative et budgétaire (conjointement avec le Parlement européen), et d'autre part des fonctions de "définition des politiques et de coordination..." .[27]
Lorsqu'il agit en qualité de "Conseil des affaires générales" , il prépare les réunions du Conseil européen et en assure le suivi (avec la Commission).[28]
Lorsqu'il agit en qualité de législateur, il se prononce (en règle générale, conjointement avec le Parlement européen) sur les lois ou les lois-cadres européennes.
Lorsqu'il se réunit en qualité de Conseil des affaires étrangères, il "élabore les politiques extérieures de l'Union selon les lignes stratégiques fixées par le Conseil européen et assure la cohérence de l'action de l'Union" .[29] Le Conseil des Affaires étrangères est présidé par le Ministre européen des Affaires étrangères qui, en outre, participe aux travaux du Conseil européen et est vice-président de la Commission. Dans cette fonction, le Conseil n'a pas, d'un point de vue formel, de compétence législative, puisque, dans le domaine de la PESC, tous les actes juridiques prennent la forme de décisions européennes (définies dans la Constitution comme "actes juridiques non-législatifs" à caractère obligatoire, mais adoptées sans participation du Parlement).
Le Conseil des ministres peut, ensuite, se réunir dans d'autres formations, sur la base d'une décision à cet effet, adoptée à la majorité qualifiée par le Conseil européen.[30]
A noter aussi que, si les délibérations du Conseil sur les actes législatifs sont publiques, ses délibérations sur les actes dits "non législatifs" ne le sont pas.[31]
Il est évident que cette "architecture" complexe et embrouillée du Conseil des ministres ne peut bénéficier ni à la transparence des décisions, ni à la sécurité du droit.
Le Parlement européen
Le Parlement européen est, certes, une assemblée élue directement par les citoyens des Etats membres de l'Union, mais qui ne mérite pas la qualification de "parlement", puisqu'il ne détient pas, à lui seul, le pouvoir législatif, qu'il n'a pas de droit d'initiative législative (droit pourtant garanti par toutes les Constitutions nationales), et qu'il ne désigne pas de gouvernement. Enfin, le Parlement européen peut bien sûr rejeter en bloc une proposition budgétaire de la Commission, mais il ne peut ni proposer, ni imposer des amendements.
Nombre de commentaires suggèrent que le projet de Constitution accorde un renforcement de pouvoir considérable pour le Parlement. Il est vrai que la participation du Parlement aux procédures dites "procédures législatives ordinaires" [32] est étendue à de nouveaux domaines. Cela dit, l'influence réelle du Parlement dans le cadre de cette procédure législative risque de rester tout à fait limitée. Le Conseil des ministres et la Commission dominent largement la prise de décision. En effet, pour bloquer ou amender une proposition législative de la Commission approuvée par le Conseil de ministres, il ne suffit pas que le Parlement se prononce avec une majorité simple des votes exprimés (la procédure d'usage dans tous les Etats démocratiques). Est requise une majorité de tous les membres qui composent le Parlement. De telles majorités sont difficiles à obtenir dans cette énorme assemblée (736 membres), paralysée autant par son hétérogénéité linguistique, politique et culturelle que par ses déplacements frénétiques entre Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg.
En outre, dans de nombreux domaines politiques, la Constitution prescrit des procédures législatives spéciales qui limitent encore le rôle du Parlement européen. Dans certains cas, le Conseil des ministres décide seul, soit après approbation du Parlement (à la majorité simple, cette fois-ci!), soit après avoir "consulté" le Parlement.
Dans le domaine de l'environnement, par exemple, la procédure législative ordinaire est de règle. Or, il existe une dérogation importante: les lois ou lois-cadres sont adoptées par le seul Conseil des Ministres (après "consultation" du Parlement), entre autres quand elles portent sur "les mesures affectant sensiblement le choix d'un Etat membre entre différentes sources d'énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique." [33]
La Banque Centrale Européenne (BCE)
L' "objectif principal" pour la BCE est de "maintenir la stabilité des prix" .[34] "Elle est indépendante dans l'exercice de ses pouvoirs et dans la gestion de ses finances". Les institutions et organes de l'Union, ainsi que les gouvernements des États membres "respectent cette indépendance". [35] Cela revient à une interdiction de tout contrôle politique de la BCE.
La Cour de Justice (CJ)
La CJ "assure le respect du droit dans l'interprétation et l'application de la Constitution" . [36]
Les juges et les avocats généraux sont nommés "d'un commun accord" par "les gouvernements des Etats membres" et non pas par le Conseil européen.
La conclusion à tirer de ce bref aperçu des institutions et de leur interaction est bien que le projet de Constitution est très loin de satisfaire l'exigence fondamentale d'une séparation des pouvoirs et d'un contrôle réciproque entre les institutions – ce qu'aux Etats-Unis on appelle les "checks and balances" .
L' "association" des parlements nationaux à la politique de l'Union
Le projet de Constitution propose nombre de dispositions qui, à première vue, semblent renforcer le rôle des parlements nationaux dans la politique de l'Union. Une lecture plus approfondie des dispositions concernées nous en fait douter.
Dans un document préparatoire issu de la Présidence de la Convention [37], un commentaire portant sur le rôle des parlements nationaux précise que: "dans le système actuel, les parlements nationaux participent à l'adoption des normes applicables notamment par l'intermédiaire de la ratification nationale des conventions. Cet instrument juridique étant amené à ne plus figurer dans la Constitution, le groupe a estimé que les Parlements nationaux devraient continuer à jouer un rôle important" . Pourtant, à la lecture du projet de Constitution, on se demande comment.
Les documents issus des travaux préparatoires de la Convention font largement mention de "l’association" , (involvement en anglais, Einbindung en allemand) des parlements nationaux à la politique de l'Union. Le flou du terme choisi n'est peut-être pas innocent. Ce qui le distingue, c'est qu'il n'établit aucun droit de co-décision des Parlements nationaux, ni aux procédures législatives, ni au contrôle des institutions et organes de l'Union. Au lieu de cela on propose aux parlements nationaux un vaste catalogue d'activités dont on a du mal à saisir l'importance: "débats de fond aux choix qui devront être examinés par le Conseil européen", "tenir périodiquement des conférences interparlementaires", "recourir au mécanisme d'alerte en matière de subsidiarité", "association au mécanisme d'évaluation mutuelle" et à "l'examen des rapports annuels sur les activités d'Europol", etc.[38]
Le rôle des parlements nationaux est établi dans un protocole attaché au traité constitutionnel.[39] Dans ce texte, les "Hautes parties contractantes" commencent par "rappeler" le fait, en effet essentiel, que " la manière dont les parlements nationaux exercent leur contrôle sur leur gouvernement pour ce qui touche aux activités de l'Union relève de l'organisation et de la pratique constitutionnelles propres à chaque État membre (...)" . Autrement dit, les gouvernements des Etats membres de l'Union renvoient au niveau national la responsabilité pour le niveau réel de participation des parlements nationaux aux décisions européennes. En conséquence, le protocole vise seulement à "encourager une participation accrue des parlements nationaux aux activités de l'Union européenne" et à**
"renforcer leur capacité à exprimer leur point de vue sur les projets d'actes législatifs européens ainsi que sur d'autres questions qui peuvent présenter pour eux un intérêt particulier".
Les parlements nationaux se voient donc généreusement accordés le "droit" d'exprimer leur point de vue, mais personne n'aura à en tenir compte. Une Conférence interparlementaire pourra, il est vrai, "soumettre toute contribution" aux institutions de l'Union. Elle pourra aussi "organiser des conférences inter-parlementaires sur des thèmes particuliers, notamment pour débattre des questions de la politique étrangère et de sécurité commune et de la politique de sécurité et de défense commune" [40]. En bref, les parlements nationaux auront le droit de discuter et de proposer, mais pas de décider.
De même, la soi-disant "association" des parlements nationaux au contrôle de l'application des fameux principes de subsidiarité et de proportionnalité ne comporte aucun droit de co-décision. La teneur du "Protocole sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité" ne permet qu'une conclusion: même si une majorité des parlements nationaux s'oppose à une proposition de la Commission, celle-ci n'est pas obligée de retirer la proposition concernée.
Tout cela fait penser à un programme d'activités thérapeutiques pour des parlementaires nationaux dont on n'a plus vraiment besoin, selon la devise: tant qu'on occupe les parlements avec beaucoup de paperasses, de conférences et de voyages, les experts des organes exécutifs européens pourront, en toute sérénité, se vouer au véritable travail de gouvernance.
Après les "embedded journalists" de la guerre de l'Irak, nous propose-t-on maintenant les "embedded parliaments"?
Il s'agit d'être très conscient du fait que, si le projet constitutionnel est adopté dans sa forme actuelle, le droit de co-décision des parlements nationaux dans les procédures législatives européennes pourtant de plus en plus importantes pour l'ensemble des Etats membres risque de disparaître complètement – à moins que soient introduites dans les constitutions nationales de tous les Etats membres des dispositions garantissant un contrôle rapproché et serré de l'action de leurs gouvernements au niveau de l'Union par les assemblées nationales élues.
Le labyrinthe législatif: les instruments juridiques et les procédures de décision de l'Union
A la lecture des 448 (!) articles du projet de Constitution on peut se demander s'il existe un seul expert du droit dans cet "espace de liberté, de sécurité, et de justice" que se veut l'Union européenne, capable de dire, sans consultation préalable détaillée du texte, dans quel cas telle procédure de décision, telles règles de majorité et tels actes juridiques sont applicables dans quel domaine politique précis. En effet, dans ce projet de Constitution, les exceptions à la règle et les dérogations semblent constituer la seule règle générale. C'est un constat grave pour tout texte juridique, mais d'autant plus pour une Constitution, un texte de loi fondamentale, où les exigences quant à la compréhensibilité et la clarté systématique devraient être particulièrement élevées.
La complexité et le manque de structure systématique du projet de Constitution s'expliquent en partie par le caractère hybride et inachevé de la construction même de l'Union. Mandatée par le Conseil européen, la Convention a conçu un projet de loi fondamentale pour un super-Etat aux ambitions de super-puissance qui, pourtant, n'existe qu'à l'état de projet, projet d'ailleurs très contesté dans beaucoup de pays membres de l'Union. Considérant cela, on peut se demander, si "l'ambiguïté constructive" et la complexité du texte constitutionnel ne sont pas voulues par ses auteurs. S'agirait-il d'une tentative de bureaucrates "experts" de dissimuler pour le large public l'objectif visé par le projet, à savoir d'inscrire de façon irréversible dans le marbre de la Constitution le développement de l'Union vers un Etat supra-national au pouvoir de décision de plus en plus centralisé?
Une des raisons de la complexité de la construction européenne réside dans ce que les compétences de l'Union diffèrent d'un domaine politique à