Du 23 au 29 juillet se tenait à Belgrade la 3ème conférence européenne de l’Action Mondiale des Peuples (AMP). Pour la première fois, cette conférence ne se déroulait pas dans un pays de l’Europe occidentale. Ce choix a permis une représentation accrue des mouvements issus de l’ex-bloc de l’Est, parmi les 400 à 500 personnes venues pour discuter comment renforcer et structurer ce réseau anti-capitaliste, anti-autoritaire et horizontal.
Un des fondements de l’AMP repose sur la diversité dans le cadre général fournit par les quelques principes organisationnels et politiques cités ci-dessus et sur l’idée de construire un espace hors des mouvements hiérarchiques, partis, syndicats, ONG ou autres organisations verticales.
Un peu d’histoire
Outre le contexte particulier belgradois que j’évoquerai plus loin, l’originalité de cette conférence était la tentative d’y mener des débats approfondis plutôt que de se contenter de se coordonner sur des objectifs à court terme. Au cours de sa jeune histoire, l’AMP a organisé quelques événements qui ont surpris et ouvert un espace de rencontres et de coordination. Cette plateforme a commencé dès 98 à se confronter aux grandes institutions peu connues, à l’époque, du grand public et qui, enfermées dans leur tour d’ivoire de pouvoir, ont un impact sur la vie quotidienne de millions de personnes. Cette dynamique, qui a permis de mettre en lumière les agissements de I, de la Banque Mondiale ou du G8, a atteint son apogée médiatique en novembre 99, avec le fiasco de la conférence interministérielle de l’OMC, fiasco dû notamment aux pratiques d’actions directes décentralisées, même si d’autres facteurs entrent également en jeu. Ce succès, lié à la spirale organisationnelle que génère Internet, a déclenché la dynamique auto-entrenue des contre-sommets, rendez-vous obligatoire des activistes pour défier ces sphères de pouvoir. Il était urgent de questionner cette manière de faire et la critique du «tout activisme» (courir d’une action à l’autre sans prendre le temps de respirer et d’en questionner le sens) a commencé à poindre dès 2001 et à ne plus pouvoir être évitée.
Quelques thèmes…
C’était la première fois cet été que des débats de fond étaient proposés, en plus des ateliers de présentation d’initiatives locales, de préparation de campagnes et autres. En particulier, un jour était consacré à la construction sociale des genres et à leur remise en cause. Une autre thématique abordée, en contre point de la journée (à laquelle je n’ai pas participé) focalisée sur le travail, les conditions de travailleur-euse-s et des luttes dans certaines usines, était une introduction à une critique de l’industrialisation du monde. Comme souvent, cette problématique a été assez polémique, tout le monde profitant des avantages de cette artificialisation de la vie sans se poser la question de la perte irrémédiable de possibilité d’autonomie intrinsèquement liée à ces «avantages».
Nous avons aussi participé à un atelier sur le rôle d’Internet dans ce type de réseau. Pour nous organiser au niveau international, que ce soit pour une conférence de ce type ou pour un contre-sommet quelconque, nous utilisons Internet et les ordinateurs, sans jamais questionner cet usage, ses incidences sociales, écologiques ou politiques. L’ordinateur et Internet ont tellement été intégrés dans les cercles militants que le simple fait de se poser la question était déjà la levée d’un tabou de taille, même si par moment cela pouvait prendre la forme d’une hérésie.
Quel type d’organisation?
Parallèlement à ces débats plutôt théoriques, un processus de réflexion sur ce qu’est l’AMP et comment se structurer s’est déroulé tout au long de la semaine avec des allers-retours entre plénière et petits groupes.
Pour résumer, quitte à être un peu caricatural, je dirais que l’opposition et les débats se situaient entre les personnes voulant transformer l’AMP en une organisation quasi traditionnelle, sorte de troisième voie à peine plus radicale entre les partis politiques et les forums sociaux et celles et ceux qui veulent partir des réalités loca les, les renforcer et se structurer de la manière la plus horizontale et participative possible. J’ai été assez désagréablement surpris de voir l’enthousiasme que suscitait la réflexion et le débat sur la «visibilité» de l’AMP et sur les relations avec d’autres organisations telles que syndicats ou forums sociaux, avec la justification sous-jacente de vouloir sortir du «ghetto activiste» . Je suis parfaitement d’accord avec la nécessité de casser ce ghetto, mais personnellement, je ne choisirais pas le biais de la relation avec les organisations qui participent à son renforcement comme moyen d’y accéder. Les actes de notre vie quotidienne doivent être suffisamment forts pour porter en eux-mêmes le potentiel d’un élargissement de nos pratiques, de nos idées, directement à la population, sans passer par des représentants quels qu’ils soient. Je ne vois pas comment il peut être possible de contaminer ou «radicaliser» des organisations qui, par choix politique, préfèrent la centralisation, la hiérarchie et la délégation et de les faire évoluer vers l’autonomie et l’horizontalité.
La prise de décisions
Le dernier jour, nous devions prendre des décisions à partir des propositions élaborées au cours de la semaine pour faire évoluer la structure de l’AMP. Pour décider à 300, tâche difficile s’il en est, nous avons pratiqué un spoke council** . Inspiré de pratiques inventées pendant la guerre d’Espagne, le spoke council est une forme surprenante de mode de décision. Dans la salle, les porte-parole des groupes d’affinité se mettent en cercle avec derrière elles/eux leur groupe affinitaire. Seuls les porte-parole discutent les propositions, les font avancer pour arriver à un consensus, mais ils/elles le font en totale interaction avec leur groupe qui, à tout moment, peut intervenir et demander que soit relatée une opinion. De plus, les porte-parole sont dépositaires du consensus préalable de leur groupe affinitaire. Cette expérience, qui permet une réelle participation de tout un chacun, est beaucoup plus efficace qu’une assemblée générale où il faut un certain courage pour oser s’exprimer. Ainsi, le spoke council* évite la dictature de la grande gueule et, pour une première, j’ai été complètement enthousiasmé par cette méthode.
Une conférence autogérée
Voilà pour le contenu général de la conférence, mais il ne faudrait pas oublier de mentionner l’organisation pratique et le contexte particulier de ces quelques jours intenses. L’idée générale était de réaliser une conférence la plus autogérée possible, avec un investissement des personnes dans les différentes tâches matérielles: sécurité du campement, premier soins, nourriture, nettoyage et ramassage des ordures etc. Ici aussi, nous avons retrouvé certaines divergences, ou différences de priorités, entre les personnes ou groupes qui pensent que les actes quotidiens sont aussi importants, sinon plus, qu’un article dans les grands médias, et les autres. La participation a néanmoins pas mal fonctionné, et il est toujours enrichissant de rencontrer des personnes de l’autre bout du continent autour de patates à éplucher ou lors d’une nuit blanche de garde… Si je cite la sécurité comme étant très présente, c’est que nous nous sommes retrouvés avec des libertaires de toute l’Europe dans une ville influencée par le nationalisme; une partie de la population serbe en est très fortement marquée. Nous avons été confronté-e-s à des personnes venant nous faire le salut fasciste, à des graffitis homophobes et autres provocations. Cette ambiance générale a suscité un peu de paranoïa et une tension quotidienne, qui fort heureusement n’ont pas déteint sur la qualité de la rencontre.
Cédric Bertaud
FCE - France
* il s’agit d’un jeu de mot, spoke vient du verbe speak , parler, mais veut également dire rayon. Le spoke council s’organise dans l’espace comme une roue, avec les «porte parole» occupant le moyeu et chaque groupe d’affinité représentant un rayon