C’est l’un des principaux arguments des partisans de la réforme du droit du travail en France: les autres Européens l’ont faite, alors nous aussi. L’Italie, l’Espagne, la Grèce, le Royaume-Uni et plusieurs pays d’Europe de l’Est ont facilité les licenciements, la baisse des salaires ou le recours au travail précaire de longue durée.
Une bonne partie de ces pays ont mis en œuvre des politiques, contraints et forcés par la Commission européenne et le Fonds Monétaire International (FMI), en échange de prêts accordés pour éponger leur dette publique, ou d’une adhésion à l’Union Européenne (UE). Des réformes réalisées pour le plus grand profit des employeurs et des actionnaires, qui n’ont pas vraiment enrayé la hausse du chômage et de la précarité.
A la veille des mobilisations du 9 mars contre la loi travail, François Hollande était en Italie. A ses côtés, le Premier ministre italien, Matteo Renzi, a soutenu la réforme du marché du travail engagée en France en vantant celle qu’il a lui-même réalisée il y a quelques mois, le Jobs act. Cette loi italienne a facilité les licenciements individuels, exonéré de cotisations patronales les nouvelles embauches, et mis en place un CDI à niveau de protection variable. Un nouveau contrat vanté par Matteo Renzi qui s’apparente en fait plutôt à un «nouveau régime de licenciement applicable aux CDI», explique un récent rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi.
C’est l’un des arguments favoris des partisans du projet de loi présenté par la ministre du Travail Myriam El Khomri: les autres pays européens ont réformé leur droit du travail dans le même sens, c’est maintenant au tour de la France de les rejoindre. Une partie des membres de l’UE ont opéré des modifications substantielles dans leur droit du travail ces dernières années. Toutes suivent quelques tendances de fond: faciliter les licenciements, les rendre moins coûteux pour les employeurs, et affaiblir la négociation collective au profit d’accords d’entreprises, ou du bon vouloir de l’employeur.
En Grèce, une période d’essai de... deux ans!
L’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Roumanie, la Hongrie… et évidemment la Grèce sur injonction de la Commission européenne, ont largement réformé leur droit du travail. En Espagne, les possibilités de licenciement ont été élargies, leur coût potentiel pour l’employeur réduit, un nouveau contrat a été créé pour les jeunes dans les PME, avec une période d’essai d’un an pendant laquelle aucune justification n’est nécessaire pour les mettre à la porte. En Grèce, le salaire minimum a été abaissé, un nouveau «contrat jeune» créé, avec lequel les moins de 25 ans perçoivent un salaire inférieur tout en devant effectuer une période d’essai de deux ans, et sans que cela n’ouvre le droit à des indemnités chômage à la fin du contrat. Ces réformes grecques, comme les autres modifications du droit du travail mises en place dans le pays, ont été largement imposées par la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) en échange des prêts accordés à Athènes pour éponger sa dette publique.
«Les programmes de réformes du droit du travail sont différents selon les pays. Il y a ceux qui ont été imposés d’une façon assez claire et publique dans le cadre de la troïka, en Irlande, en Grèce, au Portugal, à Chypre. Mais il y a aussi eu des réformes faites avec moins de publicité, dans les pays de l’Est à la suite de leur entrée dans l’UE. Dans ces cas-là, le FMI a aussi exercé une pression forte pour libéraliser leur marché du travail», souligne Isabelle Schömann, chargée de recherches à l’Institut syndical européen. Par exemple, le programme économique qui a accompagné l’entrée dans l’UE de la Croatie, en 2013, prévoyait que le pays «simplifie ses procédures de licenciements collectifs, élargisse l’éventail d’activités autorisées aux agences d’emploi intérimaires et abolisse la limite mensuelle d’heures supplémentaires.»
«A partir de 2011, le semestre européen s’est mis en place. Ce n’est pas un dispositif aussi contraignant et brutal que la troïka, mais ce système force aussi la main aux pays pour réformer leur droit du travail», poursuit la chercheuse. Le semestre européen, dispositif émanant de la Commission européenne, est chargé de surveiller les politiques économiques et budgétaires dans l’UE. En février dernier encore, l’organe critiquait un marché du travail français jugé trop «rigide» où la protection contre les licenciements serait trop élevée.
Au Royaume-Uni, il faut payer pour aller aux Prud’hommes
«Il y a les pays déjà classés à législation flexible concernant le licenciement, l’embauche ou les contrats précaires. Et il y a d’autres pays où la législation est perçue par la Commission européenne comme trop contraignante. Pour ceux-ci, l’idée est de flexibiliser les lois qui protègent le travailleur qui a un emploi et aussi les règles qui régissent les conditions de travail, sur les aspects de santé et de sécurité par exemple», précise Isabelle Schömann. Concrètement, les réformes des dernières années réalisées à travers l’UE se concentrent sur quelques axes principaux. A chaque fois, la flexibilité tant vantée se fait au profit des employeurs: licenciements plus faciles et moins coûteux, possibilités accrues de déroger aux conventions collectives. Deux piliers qui se retrouvent aussi dans le projet de loi en discussion en France.
Les règles de licenciements ont ainsi été assouplies depuis 2009 en République tchèque, au Portugal, en Espagne, en Slovaquie, au Royaume-Uni, en Estonie, en Grèce, et aussi en Roumanie. Au Portugal, la procédure de licenciement individuel a été simplifiée, les possibilités de licenciement pour inaptitude ont été élargies, et les indemnités de licenciement réduites. Le Jobs act italien rend aussi les licenciements potentiellement beaucoup moins coûteux pour l’employeur. Avec les nouveaux contrats dits «à protection croissante», licencier de manière abusive peut s’avérer onéreux seulement si le salarié a de l’ancienneté. Au Royaume-Uni, les procédures auprès des tribunaux du travail ont même été rendues payantes: les frais pour le salarié s’élèvent à 300 euros environ pour le simple dépôt d’un recours, jusqu’à 1200 euros si l’affaire est inscrite à une audience. Ce qui dissuade évidemment d’autant plus de contester son licenciement.
Contrats 0 heures ou neuf ans de CDD?
Le Royaume-Uni a aussi créé un contrat d’un genre bien particulier: les salariés renoncent à leurs droits en échange d’une participation à l’intéressement. Avec ce contrat d’«employé actionnaire», les salariés reçoivent des actions de l’entreprise s’ils renoncent au droit de contester un licenciement abusif et à toute indemnité de licenciement. Outre-Manche, les contrats dits «à 0 heure» sont par ailleurs de plus en plus utilisés depuis 2012. Ce type de contrat n’offre aucune garantie d’horaires, ni de salaire. Le salarié signe pour travailler, mais sans engagement de la part de l’employeur sur le nombre d’heures qu’il va faire dans le mois, ni, en conséquence, sur combien il va gagner. Le travailleur se doit pourtant d’être disponible si on le lui demande. «Les contrats à 0 heure existaient avant la crise, mais ils se sont généralisés depuis», souligne Isabelle Schömann. Plus de 740.000 personnes travaillaient avec ce type de contrat en 2015, trois fois plus qu’en 2012. «En Pologne, il y a même la possibilité de faire travailler des personnes non pas avec un contrat de travail, mais avec un contrat qui relève du code civil, sans aucune protection sociale.»
Ailleurs, les modalités des CDD ont été rendues encore plus flexibles. Les CDD peuvent maintenant durer jusqu’à trois ans en République tchèque, avec une possibilité de renouvellement jusqu’à une durée totale de neuf ans de CDD chez le même employeur! En Roumanie, les dernières réformes ont poussé la durée maximale de CDD dans la même entreprise jusqu’à cinq ans. La durée maximum des CDD a aussi été étendue, à trois ans, en Grèce et au Portugal, et en Espagne.
Précarité partout, baisse du chômage nulle part?
Le projet de loi El Khomri prévoit de faire passer les accords d’entreprises avant les conventions collectives sur toute une série de sujets, comme le temps de travail. Là encore, c’est une des tendances suivies dans toute l’Europe, en partie sous pression de Bruxelles. Cela s’appelle la «décentralisation» de la négociation... En Espagne, une loi a placé en 2012 l’accord d’entreprise au-dessus de l’accord de branche en ce qui concerne les salaires, les heures supplémentaires et la distribution des horaires de travail.
Au-delà, plusieurs pays ont introduit dans leur droit national des possibilités élargies pour les entreprises de déroger tout bonnement aux conventions collectives. Rien qu’entre 2009 et 2012, l’Irlande, l’Espagne, le Portugal, l’Italie l’ont fait. «Cette idée de retirer aux partenaires sociaux la possibilité de fixer les salaires est une constante de la Commission européenne», observe Isabelle Schömann. Résultat: dans les pays qui sont passés par les programmes d’austérité de la troïka, de moins en moins de salariés sont couverts par des conventions collectives. En Espagne par exemple, le nombre de conventions de branche a été divisé par deux entre 2008 et 2013. Le nombre de salariés couverts par ces accords de branche est tombé de 12 à 7 millions seulement. Le nombre de conventions collectives a aussi baissé en Belgique, Bulgarie, Chypre, en Allemagne et en Slovaquie. «Le nord de l’Europe résiste encore à ce type de réforme. Car en Scandinavie, le droit du travail est essentiellement constitué par les conventions collectives. Si vous enlevez ça, il n’y a plus rien, il n’y a pas de loi derrière.»
Mais pourquoi résister, puisque ces réformes sont, selon les recommandations de la Commission européenne, faites pour réduire le chômage et faciliter le développement de l’emploi? Les réformes engagées dans le sud de l’Europe depuis la crise de la dette ont-elles permis de réduire significativement le chômage? En Grèce, le taux de chômage était de 26% en 2014 contre 18% en 2011 et 12% en 2010. Le taux de chômage des moins de 25 ans plafonne toujours à 48%. En Espagne, le taux de chômage était de 22% en 2015, toujours au-dessus de son niveau de 2010 (20%). Et 45% des jeunes Espagnols sont toujours sans travail. Manifestement, les contrats jeunes ultra-précaires mis en place n’ont pas eu l’effet annoncé.
Rachel Knaebel*
* Source: <http://www.bastamag.net/>. L'auteure est est une journaliste indépendante basée à Berlin. Elle suit principalement l’actualité sociale, environnementale et politique allemande pour des médias écrits et en ligne francophones.