Eurojust

de Anne Maesschalk,Avocate, Bruxelles, 9 mai 2010, publié à Archipel 94

Il est 3H30 du matin, lorsque deux cents policiers des brigades spéciales criminelles et anti-émeutes envahissent le «Vrankrijk» à Amsterdam. Ils sont à la recherche du chanteur du groupe KOP, un groupe rock politiquement engagé venu des squats de Barcelone. L’homme vit dans le plus fameux immeuble occupé d’Amsterdam que la police hollandaise rêve de démanteler depuis des années. C’est la police espagnole qui va leur fournir le prétexte sous la forme d’une demande d’arrestation du chanteur engagé. Et le mot de passe qui va ouvrir toutes les portes au mépris de la légalité, c’est «terrorisme».

Juan Ramon Rodrigues Fernandez est accusé en effet d’avoir des liens avec l’organisation basque ETA et de vouloir construire un noyau du groupe séparatiste au sein même du Vrankrijk. Ridicule, disent ses amis: ce squat est probablement l’endroit le plus surveillé de toute la ville d’Amsterdam. Il n’empêche. L’opération est menée le 17 janvier 2002 au matin et, très glorieusement, la police met la main que sur quelques romans espagnols, deux téléphones portables et deux pistolets à eau et réussit par la même occasion à blesser quelqu’un et à fouler aux pieds la législation hollandaise en pénétrant dans les lieux sans mandat de perquisition et en refusant aux habitants d’appeler des avocats ou de sortir de chez eux. Tous les appartements du Vrankrijk sont minutieusement visités alors que la police sait pertinemment où vit Juan Ramon, Juanra pour ses amis.

Cette opération à hauts risques démocratiques permet de discerner quels principes juridiques, ou plutôt absence de principes, se trouvent à la base de l’espace judiciaire que les Etats européens prétendent construire pour nous garantir plus de «liberté, de sécurité et de justice».
Car l’opération n’est pas anodine. Plusieurs sources, parmi lesquelles le NRC Handelsblad du 20 janvier 2002, Indymedia, Satewatch et Stichting Eurowatch, qui rapportent l’affaire, nous apprennent que l’invasion du Vrankrijk a été menée dans le cadre des activités de l’unité provisoire pro-Eurojust et qu’il ne s’agirait que de l’une des 170 affaires rondement menées par ce groupe de travail du Conseil européen depuis sa création en décembre 2000.
Ceci pose problème. En effet pro-Eurojust n’avait aucune personnalité juridique lorsqu’elle a coordonné ces actions. La décision du Conseil instituant Eurojust «afin de renforcer la lutte contre les formes de grande criminalité» n’a été prise que le 28 février 2002 et n’est entrée en vigueur que le 6 mars 2002, date de sa publication au journal officiel1. Jusque là, l’unité pro-Eurojust, instituée par la décision du Conseil du 14 décembre 20002, n’était qu’une «formation dénommée ‘Unité provisoire de coopération judiciaire’, située à Bruxelles et s’y appuyant sur les infrastructures du Conseil». Ses objectifs étaient «d’améliorer la coopération entre les autorités nationales compétentes relative aux investigations et aux poursuites en relation avec la criminalité grave, particulièrement lorsqu’elle est organisée, impliquant deux Etats membres ou plus»
Quel contrôle?
Ces enquêtes ont donc été diligentées par une simple «formation» compétente en matière de «criminalité grave». Qui contrôle cela? Qui définit ce qu’est la criminalité grave? Où sont les textes qui organisent les procédures? Pas de réponse et pourtant nous sommes dans le cadre du droit pénal et de la procédure pénale, c’est-à-dire un droit et une procédure strictement réglementés entre autres choses pour éviter l’arbitraire, les arrestations illégales, et garantir que les gens ne soient poursuivis que sur base d’un texte légal précis et d’interprétation stricte.
Rien de tout cela ici: Juanra est bel et bien en prison à Vught, en régime sévère, où il ne peut enfiler que des vêtements en papier et où il attend une probable extradition vers les prisons espagnoles et ce, grâce à l’intervention d’une «formation» qui s’entraîne à construire l’espace judiciaire européen. La «formation» pro-Eurojust aurait agi ainsi pas moins de 170 fois dans un flou juridique propice aux opérations du type de celle menée par la police hollandaise où l’on prétend traquer la «criminalité grave» et où l’on enferme un chanteur, squatteur politiquement engagé.
Ce flou juridique s’accompagne, mais c’est une habitude dans la construction de l’espace judiciaire européen d’un manque évident de contrôle démocratique. Les méthodes adoptées pour mettre en place l’espace judiciaire européen vont de l’élaboration de normes dans des groupes de travail secrets réunissant policiers et fonctionnaires à l’évaluation par des firmes privées de la «faisabilité» des projets ainsi élaborés. Un petit exemple? Qui, à l’exclusion des milieux judiciaires et policiers, a entendu parler des programmes de coopération en matière de répression, les programmes OISIN, GROTIUS, STOP, ODYSSEUS, FALCONE,... Pas grand monde. Rassurez-vous, vous n’êtes pas les seuls, les Parlementaires belges n’en n’ont pas eu connaissance non plus. Par contre la société The Franklin Advisory Service établie à Bruxelles et filiale d’un groupe allemand important, AHT, a été chargée d’évaluer ces programmes sensibles qui touchent de très près nos libertés et la justice en général. Elle travaille aussi pour la Banque Mondiale et évalue des projets dans les Balkans du Sud, en Europe centrale, en Afrique, en Asie.
Depuis le 6 mars Eurojust existe avec une personnalité juridique propre, le flou a disparu mais on ne peut pas dire que ce qui a été décidé nous rassure davantage. Quelques exemples permettent de s’en convaincre mais d’abord une information. Elle jette un éclairage plus que glauque sur ce qui nous attend.
Les Ministres européens ont décidé les 14 et 15 février derniers, lors de leur réunion informelle à Saint-Jacques de Compostelle, de négocier un accord de coopération avec les Etats-Unis concernant les matières criminelles et plus particulièrement le domaine de l’extradition et de l’échange de preuves. Plus secrètement les discussions ont tourné autour des questions de terrorisme et de modification complète des politiques d’asile. Il est à noter qu’un accord de coopération d’Europol avec les Etats-Unis a déjà été signé le 6 décembre 2001 à Bruxelles. Il concerne la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité.
Les Etats-Unis, c’est-à-dire, le seul pays au monde à avoir été condamné pour terrorisme par la Cour internationale de Justice de La Haye pour son intervention au Nicaragua3, va donc être le partenaire d’Eurojust et d’Europol dans les enquêtes et la répression de la grande criminalité et du terrorisme. Quand on voit à la lumière de l’exemple de l’opération du squat d’Amsterdam, ce que les limiers européens considèrent comme des grands criminels, il y a de quoi avoir froid dans le dos.
Eurojust est donc ce parquet européen qui va coordonner les enquêtes et les poursuites dans l’Union européenne dans les domaines de la grande criminalité, la criminalité informatique, la participation à une organisation criminelle, etc., et tout ce qui est de la compétence d’Europol avec qui il va travailler en étroite collaboration. Eurojust, regroupe à la fois des procureurs, des juges et des policiers ayant des prérogatives équivalentes (article 2). Ceci signifie qu’il va y avoir un mélange des genres où disparaîtra la séparation entre juges du siège et magistrats du parquet et où la police se mêlera du travail habituellement réservé aux procureurs. En outre, la structure mise en place va devoir coordonner des enquêtes et gérer des poursuites alors qu’il n’existe pas de droit pénal unifié dans l’Union européenne. Par exemple certains pays répriment l’avortement ou la prise de certaines drogues, d’autres pas. Par ailleurs la procédure pénale n’est pas non plus commune de sorte que certains pays torturent dans les prisons, d’autres pas, certains pays permettent les perquisition de pâtés de maisons, les écoutes téléphoniques, d’autres pas. C’est vrai que nous nous dirigeons vers l’unification du droit pénal mais les domaines où cela a été réalisé: définition commune de l’infraction de terrorisme et mandat d’arrêt européen, ne vont pas dans le sens d’un plus grand respect des droits.
Et le fichage?
Autre problème: le fichage. Eurojust, ne déroge pas à la tradition, comme le fichier TECS d’Europol, le fichier SIS des acquis de Schengen ou le fichier Eurodac contenant les empreintes des demandeurs d’asile, notre parquet européen va constituer un fichier informatisé où se retrouveront, pour être bref, des données comme les numéros de sécurité sociale, les permis de conduire, les comptes en banques et les informations relatives à l’appartenance à une organisation criminelle. Mais, et voilà où les choses se corsent, le paragraphe 4 de l’article 15 de la décision instituant Eurojust nos apprend que:
«Les données à caractère personnel, qu’elles soient ou non l’objet d’un traitement automatisé, qui révèlent l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophique ou l’appartenance syndicale, ainsi que celles relatives à la santé et à la vie sexuelle ne peuvent être traitées par Eurojust que si elles sont nécessaires aux enquêtes nationales concernées et à la coordination au sein d‘Eurojust.»
Les données sur l’origine ethnique, l’appartenance syndicale, la santé, la vie sexuelle, les opinions politiques, si elles sont nécessaires aux enquêtes. On croit rêver. Car qu’est-ce qui ne sera pas nécessaire aux enquêtes et qui va déterminer ce qui sera nécessaire? Nous ne le saurons pas. C’est très grave mais Eurojust a prévu le coup: un délégué à la protection des données va gérer l’histoire. On respire. Et bien non. Pas vraiment. Ce délégué est un membre du personnel d’Eurojust spécialement désigné à cette fin et qui relève directement du collège, donc du groupe de juges, de magistrats et de policiers qui dirigent Eurojust. Juge et partie, en quelque sorte.
Bien diriez-vous tout cela n’est pas trop grave puisque Eurojust a prévu un droit d’accès aux données à caractère personnel (article 19) mais, dommage pour vous, ce droit d’accès peut être refusé s’il «peut compromettre une des activités d’Eurojust» ou une enquête nationale à laquelle Eurojust prête son concours ou encore si cet accès peut menacer les droits et libertés des tiers. OK on a compris: il n’y a pas d’accès.
Un organe de contrôle indépendant?
Mais pourquoi tant de critiques. La décision a prévu un organe de contrôle commun et indépendant en plus. Mais indépendant de quoi? De vous et de nous, des parlements, c’est clair, mais pas de nos gouvernements. Cet organe qui va contrôler les activités d’Eurojust et qui va garantir que nos données à caractère personnel ne divaguent pas dans tous les sens, sera constitué de juges désignés par les Etats membres. Concrètement, pour donner un exemple, cela signifie que, tenant compte du fait que l’Italie va assurer la présidence du Conseil en juillet 2003 et qu’il est prévu que chaque Etat membre désigne son juge membre de l’organe de contrôle un an avant que cet Etat n’exerce la présidence du Conseil, il va se passer que Monsieur Berlusconi peut dès à présent désigner comme juge membre de l’organe commun de contrôle d’Eurojust, le juge le plus pourri d’Italie – il en connaît pas mal – et ce juge deviendra président de l’organe de contrôle au moment où l’Italie assumera la présidence du Conseil et ce même si, comme chacun l’espère, les Italiens auront envoyé Berlusconi en prison. Ceci nous montre également à quel point le futur parquet européen qui prend le nom d’Eurojust n’aura aucune accointance avec le principe de l’indépendance de la magistrature4. Il ne fallait pas déplaire à Monsieur Berlusconi.
Terminons provisoirement par la coopération d’Eurojust avec ses partenaires. Comme on l’a vu le partenaire principal est et sera américain. Celui-ci aura accès, dans un temps proche et de manière officielle aux données à caractère personnel, entendez politiques, nous concernant. Quel sera le garde-fou? Nos gouvernements en croisade pour les droits de l’homme hors de chez eux aux côtés des USA mais qui à l’intérieur emprisonnent les réfugiés dans les centres fermés, les tuent lors de leur expulsion, torturent les prisonniers? Je pense aux tortures de la prison de Bolzanetto lors des arrestations à Gènes et aux nombreux cas de tortures dénoncés par les prisonniers soupçonnés d’être liés à l’ETA et par leurs avocats qui périodiquement d‘ailleurs rejoignent leurs clients pour quelques mois dans ces lieux accueillants, le temps de réfléchir sur la signification des droits de la défense en Europe ou même des droits tout courts. Si nos gouvernements sont la garantie du fonctionnement démocratique d’Eurojust et d’Europol, il y a de quoi craindre pour le présent.

  1. 2002/187/JAI
  2. 2000/799/JAI
  3. Lire à ce sujet Noam CHOMSKY, 11/9 autopsie des terrorismes, Le serpent à plumes, Paris, 20014. Adoptés par le septième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à Milan du 26 août au 6 septembre 1985 et confirmés par l’Assemblée générale dans ses résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985