Les troubles qui secouent l’Ethiopie depuis plus de deux ans persistent. Principalement dans les régions Oromia et Amhara, dans le centre et le nord du pays, la population s’insurge contre un régime autoritaire représenté par la coalition gouvernementale du premier ministre Hailemarian Desalegn.
Selon des opposants et des organisations de défense des Droits humains, des centaines de personnes sont mortes et plus de 10.000 ont été emprisonnées pour des raisons politiques, lors des affrontements de ces derniers mois. En même temps, le taux de croissance du pays est un des plus élevés du continent africain: d’immenses projets d’amélioration des infrastructures voient le jour et on observe un boom immobilier dans toutes les villes, principalement à Addis Abeba, la capitale. Pour les Occidentaux, l’Ethiopie passe de surcroît pour un repère de stabilité dans la corne de l’Afrique. Tobias Zortea, Lisa Bolyos et moi-même nous y sommes rendu-e-s mi-novembre et avons rencontré de nombreux artistes, activistes et journalistes.
Un pays en état d’urgence
Même sous couvert d’anonymat, peu de gens souhaitent parler ouvertement de leurs opinions politiques. En Ethiopie, nous assure-t-on, il y aurait un informateur de la police pour cinq habitants. Beaucoup sont d’avis qu’un climat général de peur et de méfiance se propage. Le 9 octobre 2016, l’état d’urgence a été décrété, permettant au gouvernement de sévir plus fortement contre l’opposition. Le fait que le gouvernement actuel soit essentiellement constitué de membres du groupe ethnique des Tigréens est régulièrement souligné, alors qu’il représente seulement 6% de la population éthiopienne totale. Les Amharas représentent 27% de la population, les Oromos plus de 34%. Ces deux ethnies, quoique majoritaires, se sentent marginalisées. Ezekiel Gebissa, professeur d’Histoire à l’Université Kettering aux Etats-Unis, estime que le gouvernement impose ses plans de manière de plus en plus brutale depuis le milieu des années 2000. Les droits humains fondamentaux ont été tout simplement bafoués. Un exemple récurrent est le plan d’agrandissement d’Addis Abeba. Le gouvernement éthiopien aurait ici grandement abusé de son pouvoir: des milliers de paysans oromos ont protesté contre la réaffectation de leurs champs alors que l’expropriation devait permettre l’élargissement de la capitale. L’accaparement des terres n’est pourtant pas seulement le fait du gouvernement local: l’activiste pacifique et politicien Oromo Bekele Gerba, incarcéré à maintes reprises par le régime, pointe du doigt des firmes saoudiennes, indiennes et chinoises qui s’accapareraient des terres dans le plus grand silence. Cela explique les nombreux actes de sabotage et de démolition de sièges de sociétés d’investisseurs étrangers par la population ces derniers mois. Beaucoup de journalistes ont fui à l’étranger. La répression est particulièrement forte à l’encontre des blogueurs ou des personnes actives sur les réseaux sociaux.
Jazz et espoirs révolutionnaires
Nous assistons un soir à un concert de Mulatu Astatke, père fondateur du jazz éthiopien âgé de 73 ans. Selon ce vieux maître, l’importance du jazz grandit sans cesse en Ethiopie. Cela a pris beaucoup de temps mais désormais et malgré la répression, le nombre de jeunes musiciens d’éthio-jazz augmente. La scène se développe et s’enrichit... Le lendemain nous rencontrons Ketselawork Seifu, une journaliste réputée de radio Sheger FM. C’est une des seules radios privées du pays. Ses programmes sont suivis par plus de 2 millions d’auditeurs en Ethiopie et ailleurs – l’éthio-jazz y est très présent. Nous partageons un verre avec la journaliste dans un petit café-kiosque du bidonville du quartier universitaire. Sur Sheger FM, un discours de Thomas Sankara datant des années 1980 passe au même moment. Le politicien révolutionnaire burkinabé avait été assassiné en 1987 lors d’un putsch soutenu par la France. Chaque mot de Sankara est traduit en amharique, la langue véhiculaire principale du pays. Ces paroles résonnent aujourd’hui comme un espoir éteint depuis longtemps – beaucoup de politiciens africains n’ont pas eu la possibilité de mettre leurs visions en pratique. Les tentatives pour instaurer un système socialiste en Ethiopie ont échoué et se sont soldées par des dictatures sanglantes. Le réalisateur éthiopien mondialement connu Hailé Gerima a thématisé l’échec du socialisme éthiopien dans son film Teza. Il y livre un témoignage poignant sur la période du gouvernement communiste du Derg. Le Derg, un groupe de généraux de gauche, renverse en 1974 l’empereur Haïlé Sélassié et met fin à la monarchie éthiopienne. L’Union soviétique soutient le nouveau gouvernement, de nombreux projets de développement se réalisent. Peu de temps après la prise de pouvoir par le Derg, l’espoir d’un avenir de paix et de justice se révèle n’être qu’illusion. La révolution dévore ses enfants et le Derg marque son règne par ses méthodes brutales. Sa violence se tourne contre de nombreux révolutionnaires de ses propres rangs. La résistance armée se forme dans les régions du Tigré et d’Erythrée. Après une guerre civile sanglante, le régime du Derg est finalement défait en 1991. L’Erythrée déclare son indépendance; en Ethiopie, le Front Démocratique Révolutionnaire des Peuples Ethiopiens, dominé par le groupe ethnique tigréen, prend le pouvoir. Si celui-ci prétend initialement poursuivre des objectifs révolutionnaires, il conduit actuellement le pays dans une direction préoccupante.
La constitution pluriethnique, un danger pour la paix
Nous écoutons avec émotion le récit d’un jeune étudiant du sud-ouest du pays, issu du peuple des Konsos. Ils sont connus pour leur méthode impressionnante de construction de maisons en pierre, leurs sculptures de bois ainsi que pour la culture des arbres Moringa. De même que les peuples Oromo et Amhara, ils sont eux aussi opprimés brutalement par le gouvernement central. Depuis l’été, nous explique cet étudiant, la situation s’est empirée à vue d’œil – plus de 800 personnes auraient été assassinées, au moins 400 maisons brûlées et 1800 personnes arrêtées. Une grande partie de la population aurait fui dans les forêts. L’Etat a commencé à transformer des écoles en prisons. A cela se rajoute une sécheresse qui aggrave fortement une situation alimentaire préoccupante. L’oppression des différents peuples contredit la doctrine nationale officielle. En effet, l’autonomie et la liberté d’expression des différents peuples ont été inscrites dans la constitution de 1995 sous le concept de pluralisme ethnique. Beaucoup ici pensent que la mise en place d’un système gouvernemental ethno-fédéral était à la base animée des meilleures intentions. La volonté de partager le pouvoir et de conférer plus de droit d’intervention à la périphérie du pays par rapport au centre, en faisait partie. Et pourtant, la constitution pluriethnique a pour ainsi dire ouvert la boîte de Pandore: une artiste d’Addis Abeba rapporte qu’au milieu des années 1990, les étudiants ont été subitement répartis en fonction de leur origine ethnique. Auparavant, les gens n’avaient pas particulièrement conscience de leur appartenance ethnique.
Aujourd’hui, elle est spécifiée sur tous les papiers d’identité. Cette dangereuse situation fait indubitablement écho aux changements qui s’opérèrent en Yougoslavie au début des années 1990...
Développement autoritaire avec le soutien de l’Ouest
La récente visite d’Angela Merkel a renforcé la légitimité du gouvernement. Des représentants de l’opposition ont certes été reçus, mais il n’y a eu de la part de Merkel aucune critique sur la brutalité des autorités. Au côté de pays européens, on retrouve aussi la Chine, l’Inde et la Turquie qui investissent des milliards dans les industries textiles et vestimentaires, comme dans l’agro-industrie. Le gouvernement éthiopien compte sur une croissance de 11% pour les prochaines années. Des soucis d’écoulement, il n’y en a aucun: la demande en produits vestimentaires du géant du textile suédois H&M, qui a fondé sa propre succursale en Ethiopie en 2012, dépasse largement les capacités actuelles de production du pays. L’Ethiopie joue un rôle important dans la guerre contre les milices islamistes radicales Al-Shabaab dans la corne de l’Afrique. C’est une explication majeure du soutien de l’Ouest au gouvernement. L’Ethiopie reçoit une aide au développement massive ainsi qu’un soutien militaire pour agir même jusqu’en Somalie. Le soutien au régime éthiopien n’est pas seulement motivé par la soi-disant guerre contre le terrorisme – les instances qui gèrent la migration lorgnent aussi sur la corne de l’Afrique. L’Ethiopie est devenue un partenaire incontournable de l’UE pour la question migratoire, principalement pour les mouvements de réfugiés d’Erythrée et de Somalie. Pourtant, à cause de sa politique actuelle, le régime pourrait être à l’origine de nouveaux flux migratoires. La majeure partie de la population ne profite pas du boom économique et nombreux sont ceux qui souhaitent abandonner leur pays pour l’Europe ou les Etats-Unis. Il est primordial de soutenir activement les organisations paysannes, les créateurs de culture et les activistes en résistance sur place, tout en se battant pour permettre aux réfugiés de cette région de rejoindre l’Europe par des voies sûres.