Pour mieux comprendre la vie des immigrés dans la «mer de plastique» aujourd’hui, nous avons rencontré Cherif, un jeune Sénégalais qui participe au programme de formation mené par le SOC dans le local «Ascen Uriarte» à Nijar ainsi qu’un groupe de Roumains victimes de multiples abus de la part de leur patron à Tabernas, à 40 km en direction des montagnes. (2ème partie)
Cherif: «Je suis arrivé en 2008, au moment de l’effondrement de Leyman Brothers. Les gens avaient peur, parce qu’ils étaient touchés par la crise. Il n’y avait plus de travail dans le bâtiment, tous les Espagnols et immigrés actifs dans ce secteur se sont rués vers les emplois agricoles. J’ai trouvé des conditions de travail inimaginables: les serres sont des ateliers de sueur, ou plutôt de sang. Il n’y a que ça dans cette région de Nijar et d’El Ejido. Pour les immigrés sans papiers, la seule perspective de trouver un moyen de subsistance se trouve dans les serres.»
La question du logement
«Ca se passe très misérablement, j’hésite entre misérable et inhumain. C’est les deux finalement. On observe deux situations: ceux qui ne trouvent pas du travail ne peuvent pas louer de maison. Alors ils se rabattent sur le plastique, ils vivent dans des chabolas – des cases en plastique – ou s’installent dans des cortijos, des maisons abandonnées situées entre les serres, où les propriétaires vivaient autrefois. Ce sont des locaux sans adduction d’eau, sans courant, sans toilette. Chaque fois qu’on voit quelque chose, on se dit, ‘voilà on a atteint le fond’. Et on fait un pas de plus et on trouve encore pire. Pour moi, ici, on est allé jusqu’au fond, mais au lieu de remonter, on y reste et on creuse même encore plus profond.
L’autre chose, c’est la flambée du prix de la location demandé à un immigré. Pour une maison pour laquelle on paierait normalement entre 400 et 500 euros, le minimum qu’on demande à l’immigré est 700 euros. C’est la règle. Ils rentabilisent l’espace de façon inimaginable. Prenez un garage: au lieu d’aligner des voitures, les propriétaires alignent des lits qui sont séparés de quelques centimètres et ils louent chaque lit entre 100 et 150 euros par mois. Ce sont les champions du monde de la rentabilisation de l’espace, c’est même plus juteux que l’agriculture!»
Conditions de travail et d’emploi
«La fourchette des salaires est de 20 à 35 euros par jour. Les patrons emploient quelques rares immigrés avec papiers, mais c’est un trompe-l’œil. On prend un ou deux immigrés avec papiers et on mélange avec dix, treize autres sans papiers. La différence salariale est de deux euros. C’est juste pour pouvoir dire à l’administration qu’ils emploient des gens avec papiers. En réalité ce qui les intéresse le plus, ce sont les sans papiers qui sont malléables, corvéables, qui obéissent et dont on peut se débarrasser du jour au lendemain pour un oui ou un non.
Les employeurs se fichent des conditions d’hygiène ou de sécurité minimum pour les travailleurs. Lors des pauses, il arrive que les gens qui ont travaillé avec les pesticides prennent leur casse-croûte avec les mains souillées par les produits chimiques. Chacun doit se débrouiller. Il n’y a aucun contrôle des conditions de travail et de sécurité. Quand les inspecteurs viennent, et ils viennent très rarement, ce n’est que pour contrôler les papiers des travailleurs.»
Lors du traitement dans les serres avec des pesticides, le travailleur «a un petit masque au niveau du nez, et les mains et le reste du corps ne sont pas protégés. Le masque n’empêche pas de sentir l’odeur. J’ai connu des gens qui se sont évanouis au moment où ils traitaient avec des pesticides et d’autres qui en souffrent toujours. Le patron s’assure qu’à l’hôpital, le travailleur ne dise pas ce qui lui est arrivé: ‘ne dis pas que tu t’es évanoui pendant que tu traitais, mais que tu es tombé naturellement comme ça’. Sans contrat, sans lien, sans obligation, dès que l’incident est passé, le patron vire l’ouvrier qui doit chercher un travail chez un autre patron. Quand on s’évanouit dans la serre, on a quasiment perdu son emploi.»
Parmi les Roumain-e-s
Le groupe de 18 Roumains que nous avons rencontré à Tabernas, dont la majorité étaient des femmes, nous a confirmé l’extrême mépris avec lequel leur patron les traite. Ils ont travaillé trois mois, d’octobre à début janvier, sans recevoir de rémunération. Ils ont été virés lorsqu’ils ont protesté. Il n’y a aucun endroit pour se laver ou manger son casse-croûte, pas d’eau courante. Après avoir traité avec des pesticides, ils doivent se laver avec l’eau qu’ils amènent eux-mêmes. Pourtant, il s’agit d’un grand patron qui possède 40 serres à El Ejido et 15 à Tabernas.
Laura et Abdelkader du SOC ont parlé avec les deux contremaîtres espagnols qui, selon les Roumaines, insultent les ouvriers en permanence de manière extrêmement grossière. Laura, l’expert juridique du syndicat, a ensuite appelé le patron à El Ejido et prévenu que les ouvriers allaient porter plainte pour récupérer leur salaire et faire respecter leurs droits. Malheureusement, ce groupe de Roumains a entendu parler du SOC trop tard pour pouvoir contester leur licenciement, dépassant le délai maximal de 20 jours.
On ne peut que se demander combien de travailleurs immigrés, rassemblés en groupes ou individuels, subissent de tels abus sans être conscients de l’existence du d’El Ejido SOC.
Un syndicat
Cherif: «C’est capital d’avoir un syndicat, un endroit où on peut se retrouver pour parler librement de soi, de ses droits. L’importance de ce syndicat est grande, mais il est extrêmement difficile ici d’obtenir des résultats probants. On ne peut pas arrêter la mer avec ses bras. Chaque jour des gens viennent ici pour demander le secours du syndicat. Ils disent qu’ils ont travaillé tant de mois et leur patron ne veut pas les payer, d’autres sont en train d’être expulsés de chez eux parce que ils n’arrivent plus à payer le loyer. Parfois le travailleur ne connaît même pas le nom de son employeur, juste qu’il s’appelle Juan ou Paco. La plupart des Subsahariens, par exemple, sont analphabètes. Ils ne peuvent pas donner l’adresse de leur patron. Le syndicat essaie tant bien que mal de faire son travail, de faire respecter les droits des travailleurs.»
Hafid*: «Actuellement il faut reconnaître que le SOC est l’unique syndicat qui travaille avec les immigrés. C’est le seul syndicat qui organise des cours de formation et des activités syndicales. C’est l’unique référent pour les immigrés dans la zone. Il n’y a pas une participation massive, mais c’est l’unique endroit où on peut se réunir, débattre ou s’informer sur ses droits.
La situation des immigrés ne fait qu’empirer. Moi je soutiens le travail du SOC dans la zone et j’espère que dans un futur proche, on pourra tous créer des activités qui nous permettront de participer activement à la société locale et espagnole en général. J’espère que nous arriverons à améliorer la situation des travailleurs immigrés dans la zone.»
Une nouvelle explosion
Mais la perspective est plutôt sombre. Lors de la rencontre à l’université d’Almeria, Francisco Checa, professeur d’anthropologie sociale et directeur de l’Institut des Etudes sur les Migrations récemment créé, a averti qu’une nouvelle explosion de violence dans la zone est tout à fait possible, plutôt du côté de Nijar.
Cherif: «A mon avis, tous les ingrédients sont réunis pour que ça explose à Nijar. Prenez la prolifération des chabolas en plastique; associé à cela le nombre d’immigrants sans papiers et sans travail, une mairie de droite qui vous accueille d’une certaine manière, le comportement des entrepreneurs qui font travailler les immigrés sans les payer. Avec tout cela, une explosion est possible des deux côtés. Les chabolas ne sont plus aussi éloignés des villes qu’avant. Ce qui les sépare des belles maisons et des belles voitures des Espagnols c’est 50 ou 100 mètres. La frontière est vite franchie, de part ou d’autre.»
Difficile d’être optimiste dans des circonstances pareilles. Cherif: «Je préfère penser qu’après la pluie, il y aura le beau temps, mais hélas une autre chose doit être imaginée. Ce qui s’est passé à El Ejido, par exemple. Les prémices d’une violence doivent être constatées, prévenues et évitées. Je ne peux pas penser que toute la population locale est raciste, exclusiviste, apartheidiste. Je pense qu’il y a des gens bien ici auxquels il faut parler et expliquer la situation. Ca ne sera pas rapide, ni facile, mais cela reste dans le domaine du possible.»
* Né en 1958 au Maroc, il est venu à El Ejido en 1987, s’est marié avec une Espagnole et a ouvert en 1995 une boucherie, premier commerce géré par un Marocain, totalement dévasté lors des émeutes. (voir Archipel No 180.