Après avoir été longtemps considérés comme des forces de travail avantageuses, les immigrant-e-s musulman-e-s sont devenus depuis une petite dizaine d’années les cibles de déclarations hostiles à bon marché.
Il y a dix ans encore, une recherche dans les archives de Solidarité sans frontières sous le mot-clé «islam» n’aurait abouti qu’à très peu d’articles qui auraient montré qu’une chose: que l’islam d’alors en Suisse n’était pas un thème d’actualité bien qu’à cette époque, plus de 300.000 musulman-e-s vivaient dans notre pays. Depuis septembre 2001, tout a radicalement changé. Le désintérêt manifeste s’est muté en une méfiance permanente. L’islam a été érigé en religion dangereuse et contraire à notre culture – une image qui n’a aucune origine dans la réalité de la population musulmane en Suisse mais qui parvient parfaitement à la stigmatiser.
Danger de terrorisme?
Est-ce que l’islam est la source idéologique du terrorisme? Telle a été la question d’arrière- plan du feuilleton que l’on a connu pendant les mois qui ont suivi les attentats du 11 septembre. La population musulmane en Suisse représente-t-elle un danger? Cette question a été évoquée dans les pages politiques des journaux et les autorités ont spéculés avec vigueur à leur manière en partant de cette idée. L’office fédéral des réfugiés a annoncé que l’on examinait minutieusement avec le service secret intérieur, c’est-à-dire le service d’analyse et de prévention (SAP), chaque demande d’asile émanant de personnes venant de «pays à risques». Le SAP avait lui-même, peu après les attentats, ordonné aux polices cantonales de surveiller les mosquées et les centres islamiques situés en Suisse – officiellement, pour protéger la population musulmane d’actes de vengeance anti-islamiques. En même temps, on voulait contrôler «si, dans les milieux musulmans, il y avait des personnes dont le comportement ou les paroles représentaient un danger pour la sécurité intérieure de la Suisse.»
La procédure d’enquête entamée à large échelle contre «inconnu», que le ministère public fédéral avait lancée dès le 15 septembre 2001, est demeurée sans résultats. Les procédures pénales contre des personnes connues ont abouti à des non-lieux, comme celle contre le financier Youssef Nada, ou à des acquittements. La montagne de la protection de l’Etat avait tourné en rond et accouché d’une souris. On n’a trouvé aucun partisan ni aucune partisane d’Al Qaida en Suisse.
De l’interdiction des minarets à celle de la burqa?
Le fait que le long débat sur les dangers de l’islam(isme) n’est pas resté sans suites est démontré après coup par la victoire inattendue, en novembre 2009, de l’initiative1 pour l’interdiction des minarets2. Cette victoire n’a pas tant étonné par le fait que l’UDC3 et les petits partis de droite et sectaires chrétiens qui lui avaient emboîté le pas aient pu s’imposer contre le Conseil fédéral et tous les autres partis et associations, mais par le fait qu’ils ait réussi à rassembler une majorité du corps électoral suisse autour d’un problème inexistant. Pour mémoire: il n’y a en Suisse que quatre minarets au total et seule la mosquée de Genève a des dimensions comparables aux églises chrétiennes de notre pays.
Néanmoins, ces signes extérieurs pratiquement inexistants de la pratique religieuse musulmane ont suffi à attiser la peur de la prétendue islamisation de la Suisse. Le minaret a pris la signification de «symbole de la prérogative d’un pouvoir à la fois religieux et politique» car l’islam placerait la religion au-dessus de l’Etat et mettrait ainsi en danger l’ordre juridique suisse ainsi que «nos règles». Le taux élevé de natalité dans les familles musulmanes, a-t-on entendu, conduira inévitablement à faire de l’islam la religion majoritaire qui assujettira toutes les autres. L’UDC – eh oui, elle! – a pu s’afficher comme défenseuse de la liberté sexuelle et des droits de la femme et en a tiré profit auprès de féministes en doute. Les affiches de l’UDC ont porté la haine à son comble: des minarets transperçant la carte rouge et blanche de la Suisse avec, en arrière-plan, une femme voilée en noir.
Après la votation, on aurait au moins attendu des partis du «centre» qu’ils opposent quelque chose à la monstruosité de l’UDC. Comme on le sait, ce fut le contraire. La revendication du président du Parti Démocrate Chrétien (PDC), Christophe Darbellay, d’interdire les cimetières musulmans et juifs n’est que le sommet de l’iceberg. (Il y a en tout six cimetières musulmans en Suisse.) Le PDC a été le premier parti qui a demandé une interdiction de la burqa quelques jours après la votation sur les minarets. D’autres personnalités des pouvoirs exécutifs et des partis du centre droit l’ont suivi. A nouveau une question externe qui ne trouve aucun lien avec notre pays. Il faudra chercher longtemps une femme portant la burqa en Suisse.
L’obscur «Conseil central islamique de Suisse», qui a fait parler de lui après la votation sur l’interdiction des minarets lors d’une manifestation sur la Place fédérale à Berne, est arrivé à pic pour les gardiens et gardiennes du mode de vie suisse. Son président, Nicolas Blancho, Suisse converti, a eu l’occasion lors de plusieurs interviews de présenter la lapidation des femmes adultères comme une «valeur de ma religion». Nora Illy, portant le voile intégral, a participé à des débats publics et télévisés. Forte d’une vingtaine de membres actifs, l’association a participé à un événement médiatique et a permis à des politiciennes et politiciens de tous les partis bourgeois de se profiler avec des revendications pour une surveillance de la part de la protection de l’Etat voire pour une interdiction.
Une religion d’immigrant-e-s
Les préjugés et les fausses images concernant l’islam sont faciles à répandre. D’une part, parce qu’en Suisse, l’islam n’est pas une religion reconnue par l’Etat. Contrairement aux confessions chrétiennes, il ne dispose pas d’une représentation officielle mais seulement d’associations faîtières relativement faibles au niveau fédéral et parfois également régional. D’autre part, l’islam continue d’être essentiellement une religion d’immigrant-e-s et de leur descendance. Parmi les quelque 310.000 personnes ayant déclaré leur foi musulmane lors du recensement de l’an 2000, seules 36.000 étaient de nationalité suisse et la moitié d’entre elles était des immigrant-e-s naturalisé-e-s.
L’immigration des musulman-e-s a commencé dans les années 1960 par l’arrivée de travailleurs yougoslaves et turcs qui ont pu faire venir leurs familles dans les années 1970. Dans les années 1990, le nombre des musulman-e-s en Suisse a augmenté avant tout en raison des guerres et des persécutions dans les Balkans. Dans une moindre proportion, il y a également des réfugiés musulmans venus en Suisse en provenance d’Afrique et d’Asie. Actuellement, pour plus de la moitié, les musulman-e-s vivant en Suisse ont moins de 25 ans et y sont né-e-s ou y ont grandi.
Précisément parce que l’islam en Suisse est une religion d’immigrant-e-s, il ne constitue une unité ni sur le plan religieux ni sur le plan ethnique. Selon une étude éditée par la commission fédérale pour les questions de migration, il y avait, en 2005, «une cinquantaine d’associations musulmanes (dont des centres de jeunesse et pour femmes et des associations caritatives) et environ 130 centres culturels et lieux de prières (26 arabes, 49 albanais, 21 bosniaques et 31 turcs).»4 Les associations musulmanes et leurs locaux sont en règle générale des lieux de rencontre de la communauté nationale ou ethnique en question et la pratique religieuse n’est qu’une des activités parmi d’autres.
L’islam avec un grand I – on peut le retenir ici – n’existe pas en Suisse. Les musulman-e-s qui vivent dans notre pays pratiquent leur religion – pour autant qu’ils le fassent – de manières très diverses. L’idée d’une «société parallèle» monolithique est fausse.
Politique identitaire dangereuse
Les campagnes anti-islamiques ne constituent ainsi de loin pas seulement un danger pour la liberté religieuse. Leur motivation relève en premier lieu de la xénophobie. Elles réduisent les immigrant-e-s musulman-e-s à une seule donnée – c’est-à-dire leur religion qui, pour sa part, est présentée comme dangereuse et étrangère à notre culture.
Cette politique identitaire ne fait pas qu’exclure les immigrant-e-s. Elle devient un danger pour tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas se soumettre aux idées de la «culture dominante» suisse, une culture qui, selon les opportunités, se présente comme chrétienne ou laïque, mais qui exige toujours une obéissance.
- L’initiative populaire est un droit civique suisse, permettant à un nombre donné de citoyens de faire une proposition et de la soumettre au suffrage populaire pour qu’elle devienne une loi. Ce droit existe aux trois niveaux de la politique nationale: fédéral pour proposer une modification de la Constitution, cantonal et communal pour proposer la modification d’une loi existante ou la création d’une nouvelle loi.
2 En novembre 2009, à 57,5% des voix, le peuple suisse avait approuvé l’initiative populaire de la droite dure ancrant dans la constitution l’interdiction de construire des minarets. Seuls quatre cantons, dont trois des six romands, avaient dit «non». - Parti politique suisse de droite, moralement conservateur et économiquement libéral.
- Matteo Gianni et. al.: Vie musulmane en Suisse, Berne, Commission fédérale pour les questions de migration, 2ème édition, Berne 2010 (www.ekm.admin.ch).