DOSSIER TUNISIE: Le Forum Social Mondial à Tunis

de Cedric Bertaud Radio Zinzine, 10 mai 2013, publié à Archipel 215

Nous sommes allés à Tunis à l’occasion du Forum Social Mondial qui s’y déroulait du 26 au 30 mars 2013. La première image que j’ai de la Tunisie, c’est le camion de police antiémeute à l’aéroport en bien mauvais état; on voyait qu’il avait souffert et été caillassé. Et la première image du FSM, c’est Tunisie Télécom, toujours à l’aéroport, qui distribue gratuitement aux participant-e-s des cartes SIM pour téléphone portable avec un crédit minimum.

Le FSM reste un grand raout dans lequel il peut être difficile de se retrouver, avec ses plus de 900 ateliers, ses plus de 50.000 participant-e-s, et le campus d’El Manar rempli de tentes, de stands, et d’organisations aussi diverses que parfois antagonistes: le gouvernement marocain et son énorme tente qui dénonçait les exactions commises par le Front Polisario au Sahara occidental était à moins de 500 mètres de la tente sahraouie se battant pour l’indépendance du Sahara occidental. La présence semi-cachée de certains gouvernements ou officines d’ambassade était d’ailleurs une surprise et une différence par rapport au seul autre FSM auquel j’avais participé, celui de Porto Alegre en 2003. Le Royaume marocain a payé, selon nos infos, plus de 800 billets à des personnes nettement mieux briefées sur la question du Sahara occidental que pour le FSM à Dakar... L’Algérie a bloqué à la frontière tunisienne deux cars de syndicalistes mais a envoyé des personnes qui scandaient des slogans anti-islamistes plutôt que le cri traditionnel en Algérie «pouvoir assassin»... Autres personnes qui n’ont pas pu participer à cette sauterie altermondialiste, les participants de la caravane des sans-papiers qui avaient traversé une bonne partie de l’Europe pour prendre un bateau à Gênes. Ils ont été bloqués et refoulés par le pouvoir tunisien.
La manifestation d’ouverture, colorée et rassemblant autour de 50.000 personnes, commençait par les personnes handicapées suivies des blessés et familles des martyrs de la révolution tunisienne.
Même si je n’ai pas suivi la dynamique interne au FSM, il est à noter deux points nouveaux. Le premier est l’importance des délégations syndicales et donc des sessions de coordination, de rencontres mais aussi de liens entre les situations des deux côtés de la Méditerranée. Par exemple existe-t-il un rapport entre les suicides à France Télécom et les plates-formes de téléphonie installées au Maghreb et qui répondent aux clients de SFR ou Orange, donc de France Télécom?
L’autre nouveauté est la tenue pour la première fois au sein du FSM d’un espace climat qui en plus, et c’est suffisamment rare pour être noté, n’attend rien des négociations onusiennes ou étatiques, mais veut s’appuyer sur les mouvements de base.
La tenue du Forum à Tunis avait évidemment valeur de symbole après les «printemps arabes» et a permis à énormément de groupes, d’associations et d’individu-e-s de venir et de se rencontrer. La liberté de parole est grande et a apporté visiblement une colossale bouffée d’oxygène à la population. La polarisation laïcs-islamistes, une des tensions très fortes dans la société tunisienne mais aussi égyptienne, n’a pas été trop présente sur le campus. Dans les ateliers traitant d’une manière ou d’une autre la question de l’islam politique, des islamistes voire même des salafistes, pouvaient être présents, mais sinon je n’ai pas vu particulièrement de tensions au sein du forum. En tout cas nettement moins qu’en dehors où la relation laïcs-islamistes prend de grosses proportions1.

Tensions en tout genre

Les tensions qui ont existé tournaient plutôt autour de la Syrie. L’opposition anti-Bachar El Assad s’est retrouvée stigmatisée assez violemment par des pro-El Assad, qui d’ailleurs n’étaient pas nécessairement Syriens mais majoritairement des Tunisiens panarabistes voyant de manière amnésique dans la Syrie uniquement un ennemi d’Israël. Et sur l’autel de la cause palestinienne, il ne fallait pas lutter contre Bachar... Le pugilat a été évité de peu et la délégation de l’opposition syrienne a dû quitter le campus au troisième jour. Je pense qu’on n’a pas fini de subir les conséquences de la guerre en Syrie dans les prochaines années, surtout si Bachar El Assad réussit son pari de déclencher un affrontement d’ampleur régionale entre Sunnites et Chiites...
La question palestinienne était forcément très présente, et il le fallait. Un immense drapeau palestinien accueillait les participants sur le premier amphi du campus. Mais parfois cette question se déclinait de manières assez étranges. Les portraits de Khomeiny avec comme légende «nous défendons les opprimés contre les oppresseurs» n’ont pas manqué de me laisser plus que perplexe. Sans compter les amalgames nauséabonds autour de l’holocauste, avec des photos des exactions de l’armée israélienne sous-titrées «le vrai holocauste» ou les pancartes où l’étoile de David du drapeau israélien est mise à égalité avec la croix gammée... Ce genre d’amalgame est dangereux car par son relativisme, il amoindrit autant la question historique du nazisme et de la Shoah que la question actuelle de la Palestine. C’était singulier de vivre ceci «en vrai», mais ce n’était pas une surprise pour autant...
D’ailleurs, les tensions irano-irakiennes se sont exprimées assez nerveusement lors de la dernière manifestation du FSM, le 30 mars, journée de la terre et manifestation pour la Palestine. Des agents provocateurs irakiens ont asticoté les Iraniens. Entre le pochoir à l’effigie de Saddam Hussein et les portraits de l’ayatollah Khomeiny, j’avais du mal à choisir mon camp... Lors de cette manifestation, la fièvre laïcs-islamistes s’est aussi exprimée. Ennadah, le parti islamiste au pouvoir en Tunisie (avec deux autres partis), n’a pas été visible lors du forum mais ses militant-e-s sont ressorti-e-s à cette occasion. Ils ne pouvaient pas, comme les salafistes, déserter la question palestinienne. La manif était donc coupée en deux avec un petit groupe d’Ennadah qui ouvrait la marche, le service d’ordre de l’Union des Diplômés Chômeurs, un groupe de la gauche autoritaire, qui obligeait le reste de la manif à garder ses distances et ainsi empêchait peut-être les affrontements qui ont failli avoir lieu en fin de parcours. Le cortège se terminait par des islamistes mélangés Ennadah et salafistes.
Une des surprises, non des moindres et qui m’a mis assez mal à l’aise, est le blason redoré de la France par sa prise d’initiative et sa participation aussi bien dans la guerre au Mali qu’en Libye. Les Maliens noirs ont visiblement eu très peur que les sectes djihadistes descendent jusqu’à Bamako, et donc remercient la France de son intervention. Quand nous évoquions la complicité de la France dans le pourrissement de l’Etat malien et du régime d’Amadi Toumani Touré, le plus souvent on bottait en touche. Tout comme quand nous parlions des exactions de représailles et de vengeance que l’armée malienne peut organiser contre les populations blanches, c’est-à-dire les Touaregs, en amalgamant ces populations aux djihadistes. Les Maliens que j’ai rencontrés refusent aussi de voir et donc de parler des réfugiés perdus dans le désert et dont personne n’ a rien à faire.

Les réfugiés de Choucha

A propos de réfugiés perdus dans le désert, ceux du camp de Choucha étaient bien organisés et donnaient une grande visibilité à leur situation kafkaïenne. Choucha est un camp situé en territoire tunisien ouvert par le Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU en février 2011, avant même les bombardements de l’OTAN en Libye. Ce camp a hébergé jusqu’à 20.000 personnes (sachant que la Tunisie a accueilli un million de réfugiés lors de la guerre de Libye), dont la plupart étaient des Africains sub-sahariens. Entre les rumeurs pointant ces réfugiés comme des mercenaires de Kadhafi et un certain racisme, ce camp a été attaqué deux fois en mai 2011 et mars 2012 par les jeunes de la ville voisine de Ben Guerdane, à 25 km. La majorité des réfugiés ont aujourd’hui quitté le camp et la Tunisie. Beaucoup ont regagné leur pays d’origine, pas tous de leur plein gré, certains sont retournés en Libye où le droit des étrangers laisse plus qu’à désirer et certains ont risqué leur vie en tentant de passer en Europe en bateau. 2.600 ont été acceptés par des pays européens. Environ 280 ont vu leur demande d’asile rejetée, sur des procédures souvent bâclées, avec défaut d’interprète, etc. Le HCR veut fermer le camp en juin. Quid de ces 280 personnes? Qui cela intéresse-t-il?2
Il y aurait sans doute encore beaucoup à dire sur ce FSM, mais voici ce qui m’a le plus marqué.

  1. voir Politiques tunisiennes.
  2. Voir Entre migration et précarisation, plus d’infos sur <chouchaprotest.noblogs.org> et sur <www.voiceofchoucha.wordpress.com>