Ce n’est pas en passant une semaine, et uniquement à Tunis qui plus est, que je peux avoir une vision claire et précise de la complexité de la situation tunisienne, deux ans après la chute de Ben Ali. Je peux néanmoins donner quelques impressions saupoudrées d’un soupçon d’analyse...
Nous avons été accueillis au début par El Watad, le parti des patriotes démocrates. C’est de ce parti qu’était Chokri Bélaïd, l’opposant d’extrême gauche assassiné le 6 février 2012. Son assassinat, qui semble avoir été perpétré par de vrais professionnels, a profondément choqué la société tunisienne. Une des conséquences est l’accélération, dans la construction déjà entamée, d’un front populaire avec comme autre force principale le P.O.T, le Parti Ouvrier de Tunisie (ils ont laissé tomber le C de Communiste) de Hamma Hammami et d’une dizaine d’autres partis plus petits. Ce front constituerait la troisième force politique du pays et espérerait ainsi, sinon gouverner, au moins influer sur la direction prise.
Chokri Bélaïd est considéré et utilisé comme martyr. Comme il était l’avocat de la chaîne de télé Nesma, le PDG de cette chaîne a acheté les sucettes publicitaires sur les grandes avenues pour y mettre son portrait. Comme le disait un ami: «passer des portraits omniprésents de Ben Ali au portrait d’un opposant assassiné, c’est hautement symbolique».
A mon arrivée, j’étais plutôt touché de côtoyer des proches de Belaïd et je prenais comme un hommage le pin’s et le porte-clefs à son effigie qu’ils nous ont offerts. Après j’ai commencé à trouver très louche toute l’utilisation faite de son portrait qui se déclinait en T-shirts, en panneaux publicitaires, en drapeaux, en brochures, en tracts et même en masques pour manifestants... L’omniprésence de son portrait et de son nom confinait à une récupération politique dont je n’ai pas compris tous les tenants et aboutissants, mais qui était tangible.
Les bases politiques d’El Watad ou d’autres organisations politiques ou syndicales, telles l’Union des Diplômés Chômeurs (très présents au FSM, pilier du service d’ordre, parce qu’il faut forcément un service d’ordre, non?), ou l’Union Générale des Etudiants Tunisiens sont assez datées historiquement. On peut expliquer ceci par la clandestinité dans laquelle beaucoup d’organisations ont dû rester sous la dictature de Ben Ali, voire déjà sous Bourguiba. Néanmoins, on reste souvent dans des schémas marxistes-léninistes assez sclérosés. Une des contradictions est par exemple que le seul député d’El Watad a été élu dans un quartier riche de Tunis, et en tout cas son assise dans les quartiers populaires laisse pour le moins à désirer...
L’opposition laïcs-islamistes
Le débat qui semble supplanter tous les autres est l’opposition laïcs-islamistes. La Tunisie va-t-elle sombrer dans la barbarie islamiste? Comment contrer la montée des islamistes radicaux? Le président de transition Moncef Marzouki est pour le moins maladroit dans ses relations avec l’opposition, avec des déclarations à l’emporte-pièce, y compris à l’étranger, comme lors de ce déplacement à Doha où il a menacé l’opposition de restaurer la guillotine contre ses opposants. Le fait que son parti (le Congrès Pour la République) soit allié au parti islamiste et majoritaire Ennahda le voue aux gémonies des cercles laïcs de gauche. Il est vrai que les retards de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) dans la rédaction de la constitution entraînent de grands soupçons à l’encontre d’Ennahda. Il est accusé de vouloir retarder au maximum les élections pour garder le pouvoir, et c’est cette volonté qui retarde les travaux de l’ANC. Cette opposition laïcs-islamistes et cette tension véhiculent parfois tous les poncifs traditionnels de l’islamophobie portée par les cercles bien-pensants. Souvent les groupes de gauche semblent oublier qu’Ennahda a été très durement réprimé sous Ben Ali et que 40.000 de ses militants sont passés dans ses geôles et ses cellules de torture. Et si la prison peut donner une aura d’opposant, elle n’aide pas à créer des cadres capables de penser un programme politique, une vision socio-économique. Ainsi l’affrontement sur l’autel de la religion empêche d’aborder les questions socio-économiques. Alors que, vu la diversité d’opinions sur l’économie au sein d’Ennahda entre des personnes plutôt de gauche ou des personnes plutôt libérales, si la question sociale ou économique devenait centrale, il serait possible qu’Ennahda explose en vol.
Les militants d’El Watad sont persuadés que l’assassinat de Chokri Belaïd a été commandité par Ennahda, sans avoir véritablement de preuves. Et au vu des conséquences négatives pour Ennahda, cible de toutes les protestations lors des manifestations au moment de l’assassinat ou de celle organisée pour le 40ème jour de deuil, on peut se poser la question de l’intérêt d’Ennahda dans ce meurtre. Trois personnes impliquées dans le meurtre ont été arrêtées mais il manque l’acteur principal, donc pour l’instant on ne sait pas qui sont les commanditaires. Le saura-t-on jamais? Nous pouvons envisager différentes hypothèses, mais pour l’instant aucune ne se tient totalement et les preuves manquent pour les étayer.
Ennahda est aussi souvent accusé par les bien-pensants laïcs d’être une courroie de transmission avec les salafistes. Depuis la chute de la dictature, 15 salafistes sont morts dont 4 en grève de la faim, sans émouvoir les militant-e-s se revendiquant de l’universalité des droits de l’homme. Certains cercles salafistes, très ancrés dans les quartiers populaires et très organisés, apportent des réponses concrètes aux problèmes rencontrés par la population. Un exemple parmi tant d’autres: le prix du gaz ne fait qu’augmenter et dans certains foyers la bouteille de gaz est un produit de première nécessité. Les salafistes d’un quartier ont organisé une auto-réduction d’un dépôt de bouteilles de gaz. Ils ont payé le prix qu’ils estimaient juste et ont distribué ces bouteilles à la population. Et après on s’étonne de leur popularité? Suite à cette action, une rafle a eu lieu dans le quartier. Une femme est morte sous les balles de la police. Personne ne s’en émeut, c’est le diable islamiste!
Les salafistes sur le terrain
Comprenez-moi bien, je ne suis pas devenu barbu durant cette semaine (je suis même allé me faire raser par un vieux barbier de la médina d’une grande dextérité) et je ne considère pas l’islam comme une pensée particulièrement émancipatrice. Comme toute religion qui se respecte, elle est faite pour asservir. Néanmoins les groupes salafistes apparaissent comme une force révolutionnaire de libération pour toute une frange de la population. Grand nombre de jeunes qui ont été à la pointe de la chute de Ben Ali se retrouvent maintenant attirés ou intégrés par les salafistes car ils continuent d’apparaître comme une force révolutionnaire1. Et je ne suis pas sûr que ce soit en les criminalisant ou en les emprisonnant qu’on s’en débarrassera. C’est sans doute en abordant frontalement et concrètement la question sociale qu’on pourra les affaiblir. Mais ça, les groupes -laïcs- de gauche ne le font pas et ces groupes sont très peu présents dans les quartiers où prospèrent les salafistes.
Il est quand même effarant de ne trouver que difficilement des informations sur les négociations entre la Tunisie et le FMI. Il paraît à peu près clair que la Tunisie va recevoir l’aide du FMI (on parle de 2,7 milliards de dinars soit 1,35 milliard d’euros)2 et donc faire des «réformes» en retour. Quelles sont les réformes prévues? Où sont-elles discutées, débattues? Par exemple les négociations secrètes se tiennent hors des instances démocratiques officielles, quoiqu’on pense de la démocratie parlementaire bourgeoise par ailleurs. Les discussions de janvier n’ont pas inclus l’ANC et celles de février se sont tenues... sans gouvernement officiel3. Les négociations portent forcément sur une libéralisation de différents pans de l’économie tunisienne, comme par exemple les domaines d’Etat, soit 400.000 hectares de terres agricoles et de forêts qui devraient être privatisés, ou aussi quatre banques. On parle de l’arrêt des subventions sur l’énergie, etc. Mais personne n’en débat, ni à gauche, ni au centre, ni ailleurs...
Filières djihadistes
Un des sujets dont on parle beaucoup en revanche est l’enrôlement de jeunes Tunisiens dans les filières de djihadistes partant combattre en Syrie. Les estimations sont floues. On parle de 3.000 à 10.000 Tunisiens (et le chiffre de 6.000 revient souvent) partis combattre en Syrie. Différents cercles s’inquiètent de cette hémorragie, sans doute avec raison. En effet que vont devenir ces jeunes quand ils vont revenir, avec armes et formations? Si le sujet était tabou, des familles commencent à témoigner et donc la question se trouve traitée dans les médias. Une enquête vient d’être ouverte pour étudier ces filières. Voilà une des conséquences du pourrissement de la guerre en Syrie. Ce ne sera pas la seule…