Début juillet, Martina Widmer et Nicholas Bell étaient accueillis en Turquie par des amis qui leur ont fait découvrir le pays. Pour Longo maï et Radio Zinzine, la Turquie est une vieille histoire. A l’occasion du prochain référendum qui, en proposant de changer la Constitution, remet en cause l’héritage des généraux, nous vous proposons un dossier sur ce pays fascinant, en commençant par un rappel de notre implication dans les années 1980.
Comme c’est souvent le cas, tout a commencé par un simple coup de téléphone. Un ami avocat allemand nous appelle, début 1982, dans le bureau de Longo maï à Bâle en Suisse. Il défend un militant politique turc qui fait l’objet d’une demande d’extradition déposée par la junte militaire d’Ankara. Il a l’impression qu’il existe un nombre important de réfugiés turcs et kurdes qui risquent l’extradition directe vers leurs bourreaux dans les sinistres geôles turques, mais leurs avocats sont isolés et n’ont pas de stratégie de défense commune. Christian Pillwein de Longo maï se met en route et sillonne l’Allemagne pendant des semaines afin de trouver ces avocats et les mettre en contact entre eux. Il réussi à en dénicher une trentaine.
C’est le début de ce qui allait devenir un immense chantier qui a duré plus de cinq ans. Brusquement, nous avons découvert une réalité auparavant seulement vaguement imaginée, celle d’un pays aux portes de l’Europe soumis à une dictature militaire extrêmement brutale, celle de dizaines de milliers de réfugiés politiques qui risquaient le renvoi chez eux. La Turquie était considérée comme un pays ami, un membre clé de l’OTAN, et ces gens étaient d’extrême gauche. Nous avons rencontré des centaines de Turcs et de Kurdes porteurs de récits accablants de vagues d’arrestations, de prisons où régnait la torture, de procès de masse… Nous leur avons offert une grande partie de notre bureau à Bâle qui a été transformée en café, lieu de rencontres et de débats autogéré par des demandeurs d’asile turcs.
A l’époque, l’opinion publique européenne était très peu informée sur cette réalité. Les gouvernements européens pouvaient tranquillement renvoyer ces indésirables à leurs amis à Ankara. Pour commencer, nous avons créé le «Groupe de Travail Réfugiés Turcs» qui a publié deux brochures. La première était sur le scandale des extraditions1 et l’autre, «Les travailleurs de Yeni Celtek», sur la répression féroce et le procès de masse contre des mineurs en grève dans cette ville près de Samsun.
Très vite, devant l’ampleur de la tâche, la décision a été prise en avril 1982 de fonder le Comité Européen de Défense des Réfugiés et Immigrés
(CEDRI), l’une des organisations qui a plus tard participé à la fondation du Forum Civique Européen. Le CEDRI s’est donné deux priorités: dénoncer les agissements de la junte turque et défendre les réfugiés qui avaient réussi à quitter le pays mais risquaient l’expulsion.
Deux campagnes majeures ont été menées dans les années 1983-85: un grand travail d’information et de dénonciation du quotidien atroce vécu par les Kurdes en Turquie, grâce au témoignage d’un avocat courageux, Hüseyin Yildirim. Il a été l’un des très rares avocats à oser défendre les prisonniers politiques dans les tribunaux militaires de Diyarbakir, avant d’être lui-même emprisonné dans le sinistre enfer de la prison du même nom2.
L’autre action concernait l’un des plus grands procès de masse en Turquie, celui de 759 citoyens de Fatsa, une ville sur la Mer Noire qui était devenue dans les années précédant le putsch de septembre 1980 l’un des centres les plus emblématiques de la lutte menée par Dev Yol (Voie Révolutionnaire) en Turquie. Suite à son élection en octobre 1979, le maire indépendant, Fikri Sönmez, avait mis en place une forme d’autogestion municipale extrêmement populaire et efficace. Elle est devenue un exemple, attirant des militants de tout le pays ce qui a bien sûr également attiré les foudres de l’armée turque.
Le 11 juillet 1980, deux mois avant le putsch, la ville a été encerclée par des milliers de soldats, 390 personnes ont été arrêtées, dont le maire qui a été emprisonné et torturé. La répression a continué dans toute la région jusqu’au 12 septembre, jour du coup d’Etat qui l’a étendue à tout le pays.
Le CEDRI a décidé d’alerter les collègues de Fikri Sönmez à travers toute l’Europe, c’est-à-dire les maires et conseillers municipaux de villes et de villages, d’Islande jusqu’au Portugal. Il leur a demandé de participer à des délégations internationales pour observer le procès de masse qui avait débuté à Amasya en 1983, avec 268 peines de mort réclamées sur les 759 inculpés, ou alors d’accorder leur mandat à ces délégations.
Quatre délégations sont parties entre juin et novembre 1983, mandatées par plus de 300 municipalités de 14 pays européens. Leur travail est devenu de plus en plus difficile. Au moment même de l’arrivée du troisième groupe, les juges ont décidé d’ajourner le procès; la quatrième délégation s’est vu refuser l’accès au tribunal, a été violemment bousculée et menacée. Il était devenu impossible de poursuivre cette action. Le bilan sur place était très maigre. Les inculpés sont restés de longues années en prison dans de très mauvaises conditions. Fikri Sönmez y est mort en 1985, sans doute des suites de la torture.
Par contre, en Europe, cette action permit de rendre plus visible la répression en Turquie et de contraindre les gouvernements à accorder l’asile à davantage de réfugiés, ou au moins d’en renvoyer moins. Les critiques croissantes envers Ankara ont sans doute aussi eu comme conséquence une lente amélioration des conditions carcérales et ont réduit le nombre de condamnations à la peine de mort. Cette campagne d’information sur la , nous l’avons appelée «, ».
Pour nous, donc, la Turquie était ce pays brutal où régnaient les pires formes de torture et de persécutions. Ce n’est que trente ans plus tard que nous avons eu l’occasion d’y voyager, dans un pays qui a beaucoup changé bien que toujours marqué par des courants et des attitudes fort inquiétants, mais qui est en train d’évoluer sous nos yeux d’une manière étonnante, passionnante…
Depuis quelques années, nous y avions noué des amitiés, surtout avec des organisations paysannes, avec des citoyens d’Istanbul soucieux de développer des relations ville-campagne, avec des universitaires, avec des jeunes. Ce sont ces amis qui nous ont guidés lors de notre voyage. Nous avons également participé au Forum Social Européen début juillet à Istanbul. Nous en ferons l’écho prochainement dans Archipel.
1: «Le droit d’asile est en danger – Demandes d’extradition contre des réfugiés turcs» (1982), qui a établi que jusqu’à avril 1982 le gouvernement militaire turc avait déposé 65 demandes d’extradition, dont huit avaient été acceptées, les réfugiés ayant ensuite été transférés aux militaires turcs.
2: Hüseyin a été libéré après dix mois d’incarcération dans des conditions atroces, grâce à une campagne menée par Amnesty International et la Commission Internationale de Juristes. Il a depuis l’asile politique en Suède.