Dans la polémique concernant l'utilisation des nouvelles technologies et des méthodes de culture de l'agriculture industrielle, les arguments principaux utilisés pour les justifier sont la sécurité alimentaire de la population mondiale croissante, la lutte contre les famines et la sous-alimentation.
Depuis les dernières décennies, la recherche scientifique s'est axée essentiellement sur le développement de la productivité avec la création de variétés de semences dites à haut rendement, ainsi que d'engrais et de traitements chimiques.
Par exemple, si la "révolution verte" en Asie a pu augmenter à court terme les rendements de céréales (riz notamment) et diminuer les importations, elle n'a pas pu empêcher la misère et la famine pour autant. L'arrivée de l'agriculture industrielle dans les pays du Sud a surtout profité aux multinationales et à quelques grands propriétaires et a poussé les petits paysans à l'exode rural et à la paupérisation.
Pour assurer la sécurité alimentaire, l'accès libre aux sols fertiles, à l'eau et aux semences est capital. La brevetabilité de la propriété intellectuelle et notamment pour les organismes vivants et la semence, ainsi que la concentration dans le secteur de la production de semences (aujourd'hui 10 multinationales contrôlent 50% de la production mondiale) ont plusieurs conséquences pour la sécurité alimentaire. Le droit millénaire à produire sa propre semence à partir de la récolte ou de l'échanger devient caduc avec l'arrivée des brevets et des certificats. Les paysans ont perdu le droit de décider de ce qu'ils mangent, de ce qu'ils produisent et de la sélection des plantes alimentaires au profit des trusts agro-alimentaires (1). La recherche s'oriente vers la rentabilité avec un maximum de profits dans un minimum de temps et ne tient pas compte de l'adaptabilité des plantes à leur environnement et au maintien de la biodiversité.
L'industrialisation favorise les grands propriétaires et détruit les bases de survie des paysans comme l'agriculture de subsistance dans les pays du Sud qui représente la majeure partie de la population.
Un des principaux producteurs mondiaux de semences est la France qui sous la pression du lobby de l'agriculture industrielle céréalière, s'est dotée d'une application très restrictive des lois cadres européennes. Plusieurs initiatives ont vu jour pour le maintien du droit des paysans à cultiver, sélectionner, échanger et vendre des semences librement. Par exemple, dans les activités de production de semences potagères et de protection-conservation de la biodiversité, une petite association en France se bat contre vents et marées avec la fragilité des petites structures due au manque de soutien officiel mais très riche en force humaines convaincues du bien-fondé de leur choix.
Kokopelli en danger
Kokopelli, mais qu'est-ce que c'est? Kokopelli, le joueur de flûte bossu est la représentation symbolique de la fertilité chez les peuples autochtones d'Amérique. La bosse du joueur de flûte est en fait un sac de semences, et tout en semant les graines cachées au creux de sa bosse, il chante et joue de la flûte.
Mais c'est aussi le nom d'une association française qui œuvre avec trop peu d'autres en Europe "pour la libération de la semence et de l'humus" et pour la biodiversité. Créée en 1999 après que "Terre de Semences", groupement français qui œuvrait dans le même sens, eut fermé ses portes. En effet, suite à l'application d'un arrêté français en 1997 instituant un registre officiel des variétés potagères pour jardins amateurs, Terre de Semences n'était plus en mesure de continuer le travail commencé (2). Depuis, l'Association Kokopelli a repris le flambeau et essaie avec beaucoup de persévérance de développer tout un réseau d'échange de semences en France, en Europe mais aussi avec le Tiers-Monde (on dit maintenant les Pays du Sud…).
Plusieurs dynamiques sont en cours. Tout d'abord, l'association n'a pas de "terres", les semences destinées à la vente en sachets sont produites essentiellement par des "paysans-semenciers" producteurs professionnels et ils ont jusqu'à présent la mission de multiplier des centaines de variétés chacun, ce qui est très contraignant au niveau technique (problème d'isolement et risque d'hybridation). Malgré tout, ils sont tous convaincus de la nécessité de la conservation de la biodiversité et entendent participer activement au réseau.
La création de l'association avec la participation de bénévoles volontaires a vu émerger depuis 1999 la demande d'une partie des adhérents de "sauver" une ou plusieurs variétés de légumes par la multiplication dans les jardins individuels, déchargeant ainsi d'une partie du travail les paysans et surtout elle a ouvert la possibilité d'élargir le nombre de variétés sauvées ou conservées. Une part non négligeable de la collection planétaire proposée au public provient des réseaux d'échanges de semences américains et canadiens qui ont commencé plus tôt qu'en Europe la conservation de la biodiversité, vue l'emprise des multinationales et du libéralisme sur place. Un système de parrainage a été mis en place depuis cette année qui offre à chaque volontaire la possibilité de multiplier une variété de collection souvent peu cultivée, peu connue et parfois en voie d'extinction. Les semences ainsi produites sont diffusées dans le réseau. Afin d'aider à cette mise en place du système de parrainage, Kokopelli a organisé des stages de formation dans ses locaux à Alès ou au sein des antennes locales et régionales destinés à toute personne intéressée membre du réseau ou pas. Ces séminaires ne sont pas seulement des stages théoriques, mais ils visent aussi à démystifier la somme des connaissances nécessaires à la production de semences. Il s'agissait de redonner confiance à tout un chacun en sa propre intuition et énergie pour commencer quelque chose de concret. Ces rencontres ont servi aussi de catalyseur et bien des personnes sont reparties chargées de projets, d'adresses, d'idées et de savoirs à diffuser autour d'elles.
Action "Semences sans frontières"
Kokopelli, depuis sa création, envoie des sachets de semences dans tout le Tiers-Monde. Ce sont 150.000 sachets de semences qui ont été distribués gratuitement par Kokopelli dans des communautés villageoises des pays pauvres. De plus, de nombreux adhérents envoient des semences produites dans les jardins familiaux et ces semences ont été données en 2002 au Sénégal, au Maroc, en Afghanistan et au Brésil. L'Association Kokopelli reçoit de très nombreuses demandes de semences de toute la planète. La sécurité alimentaire dans le Tiers-Monde passe par le développement du jardin familial et il n'y a pas de jardin possible sans semences. Les paysans et paysannes du "Sud" ont de moins en moins accès aux semences (perte de savoirs, désertification des campagnes avec le modèle occidental, "révolution verte" avec le modèle agronomique des multinationales). Dans certains pays d'Afrique de l'Ouest, presque toutes les semences maraîchères proviennent de France et ce sont des hybrides F1, donc de première génération!
Mais une démarche très importante pour les pays du Sud est la constitution de réseaux de production et d'échanges de semences au sein même de ces pays. Un Centre de Ressources Génétiques a été constitué depuis octobre 2000 dans le Sud de l'Inde: Annadana, quelques bâtiments entourés de plusieurs hectares de production de semences. Ce lieu sert aussi de centre de formation pour les communautés villageoises qui désirent apprendre et réapprendre la production de semences et essaimer ainsi autour d'elles. Un autre centre de ce type est en création dans le Nord du Sénégal.
L'action "Semences sans frontières" avec l'envoi de milliers de sachets de semences requiert de plus en plus de participation et Kokopelli encourage tous les volontaires jardiniers à récolter dans leur jardin des semences au bénéfice du Tiers-Monde. Le développement du jardin familial et des autonomies semencières constitue une des bases fondamentales de la "révolution" à venir: la meilleure façon de lutter contre les multinationales, c'est de s'en passer!
Sylvie Seguin et Martina Widmer, FCE - France
voir Archipel No 101, janvier 2003
voir Archipel No 68, janvier 2000