Depuis plusieurs années, des témoignages venant de pays du Sud nous ont fait comprendre que l’impact des politiques semencières européennes ne se fait pas seulement sentir à l’intérieur de l’Union européenne (UE), mais aussi chez eux, entraînant de graves conséquences pour la biodiversité. Par exemple, lors de la Vème conférence «Libérons la diversité» à Graz en 2010, nous avons pu écouter les récits de participants venus du Mexique, du Guatemala et de Turquie1.
Archipel: lors d’une rencontre en janvier 2011 à Bruxelles, Olivier de Schutter, Rapporteur Spécial de l’ONU pour le Droit à l’Alimentation, nous avait exprimé sa forte préoccupation par rapport à l’Accord de Libre-Echange (ALE) actuellement négocié entre l’Inde et l’UE qui aurait de graves conséquences dans ce pays où se trouve un quart des paysans du monde. La Commission européenne voudrait surtout imposer sa vision des droits à la propriété intellectuelle sur les plantes, ce qui aurait un impact direct dans le domaine des semences.
Nous avons donc invité deux femmes indiennes fortement engagées dans ces questions. Grâce à la «Green Foundation» fondée par Vanaja Ramprasad dans l’Etat de Karnataka, des groupes de femmes sauvegardent et multiplient les semences de variétés anciennes dans de très nombreux villages. Shalini Bhutani est avocate à Delhi et fait partie d’un forum contre l’Accord de Libre-Echange2.
Vanaja Ramprasad: «On m’a donné ce nom car Vanaja veut dire "née dans la forêt". Je viens du sud de l’Inde, de Bangalore, une ville devenue une métropole, mais je suis née dans un tout petit village, à la lisière d’une forêt. J’avais moi-même deux jeunes enfants lorsque j'ai commencé à travailler en 1974 dans un hôpital de proximité. J’ai vu beaucoup d’enfants venir avec des formes sévères de malnutrition. C’était l’époque où la révolution verte était à son apogée. Nos greniers étaient pleins à craquer, mais je voyais ces enfants souffrant de malnutrition. Si les paysans produisaient tant, comment ce faisait-il que nous ayons une telle situation dans les villages?
J’ai observé que le centre de convalescence où je travaillais avait très peu d’impact. Dès que les enfants retournaient à leurs villages, ils retrouvaient le même environnement et le même cycle de pauvreté et de malnutrition. Je me suis donc mise à essayer de trouver une solution. J’ai voyagé à travers le pays pendant dix ans pour comprendre l’impact de la révolution verte sur des petits paysans et sur des agriculteurs qui dépendaient de la pluie pour leurs cultures ou qui cultivaient du millet comme aliment de base. J’ai découvert qu’à l’exception de deux cultures, tout était négligé. Les seules zones qui bénéficiaient en partie de la révolution verte étaient celles qui étaient irriguées. Rien n’a été fait dans les zones sèches.
Le but principal de la révolution verte était d’alimenter une population grandissante. Elle a diminué la diversité génétique du pays qui était tellement vaste. Traditionnellement, les gens ne mangeaient pas que du blé et du riz, l’alimentation était constituée d’une grande variété de plantes. J’ai donc compris que le vrai problème était la perte de la diversité génétique, de l’accès aux semences. Les gens dépendaient de plus en plus de variétés qui nécessitent des intrants extérieurs, ce qui les contraint à recourir à des emprunts bancaires et à s’endetter, à utiliser des produits chimiques sans lesquels ces variétés ne marchent pas. C’est donc ce cycle de fort endettement et de dépendance d’intrants qui a mis les paysans dans une impasse, poussant même certains au suicide.
Je me suis dit, maintenant que j’ai voyagé dans tout le pays pendant dix ans, il faut que je me salisse un peu les mains en lançant un programme avec les gens dans les villages. Je l’ai démarré avec seulement cinq paysannes dans une petite étable, sans aucun soutien financier. Nous avons commencé à collecter des dizaines de variétés qui se trouvaient dans cette zone-là. Depuis, ce mouvement a grandi à travers tout l’Etat de Karnataka. Partout où vous allez, si vous dites «semence», les gens pensent au programme mené par la «Green Foundation». La conscience parmi les paysans et les ONG s’est développée à un tel point que des gens commencent à faire la même chose de leur propre initiative.
Notre but à long terme est que ce programme devienne pérenne, c’est-à-dire que la Fédération des paysans prenne en charge entièrement l’activité que nous menons aujourd’hui. Cette Fédération est déclarée actuellement comme coopérative, pour pouvoir produire et vendre des semences et ainsi bénéficier du travail de conservation. En conservant des variétés locales, elle contribue au maintien des écosystèmes et devrait être récompensée pour ce travail.
La graine d’inspiration est venue du Programme «Semences pour la Survie» à Addis Ababa mené par le généticien Melaku Worede. En 1992-93 nous avons participé à un programme de six semaines qui réunissait des personnes de différents pays africains et asiatiques. Il nous a montré comment une banque de semences et la conservation sur la ferme pouvaient se complémenter. Cela nous a inspiré et nous a donné le savoir-faire technique qui nous a permis de mener ce travail d’une façon scientifique. Car nous avions été mis au défi par des scientifiques qui disaient qu’il fallait privilégier les variétés à haut rendement, afin de pouvoir alimenter ce pays. Nous avons dû relever le gant et montrer que beaucoup de nos variétés autochtones avaient le potentiel d’alimenter la population.»
La législation sur les semences
Shalini Bhutani: la législation actuelle sur les semences date de 1966, de l’époque de la révolution verte lorsque des variétés «améliorées» ont été promues par le secteur public. Le texte ne fait aucune mention de semences paysannes, il en a donc été déduit que les paysans pouvaient continuer à jouir de leurs libertés traditionnelles.
Cependant, en 2004, un premier projet de loi sur les semences a été présenté par le ministère de l’Agriculture, dans lequel on évoquait pour la première fois l’introduction de limitations des semences que les paysans peuvent conserver. Il prévoyait que seules les semences inscrites pourraient être vendues sur le marché et que la qualité de ces semences devraient correspondre à celle des semences certifiées3. Selon cette loi, les paysans qui ont traditionnellement créé les variétés et multiplié les semences seraient contraints de devenir des consommateurs de semences. C’est la lutte principale, fondamentale.
Depuis 2004, il y a eu une énorme contestation publique. Des groupes paysans ont envoyé leurs revendications au gouvernement. Ils insistent sur le fait qu’il ne faut pas mettre en question les libertés paysannes par rapport aux semences traditionnelles. Il y a eu une certaine confusion parmi les groupes de paysans, entre demander une niche à l’intérieur du marché formel des semences ou rejeter totalement une telle loi sur les semences et développer leurs propres marchés de semences autonomes, avec un système de contrôle participatif.
Le projet de loi a été publié en 2004, nous sommes aujourd’hui en 2011 et elle n’a toujours pas été adoptée. C’est une patate chaude politique pour le gouvernement. Mais l’industrie maintient sa pression, et donc nous devons continuer notre lutte.»
V. R.: «Toutes ces choses trouvent leur racine dans des législations internationales et notre pays est en train de se vendre aux grands intérêts qui cherchent à diminuer la diversité génétique et à concentrer le pouvoir dans les mains de quelques multinationales qui à long terme contrôleront la production alimentaire de toute la planète. Ils cherchent à y arriver par différentes voies, dont le libre-échange.»
L’accord de libre-échange
S. B.: «A Delhi, nous avons créé un collectif qui dénonce les réglementations négociées entre l’UE et l’Inde dans le cadre de l’ALE. Il s’agit d’un accord bilatéral sur l’investissement et le commerce qui permettrait aux investisseurs européens d’avoir accès au marché indien, et réciproquement aux entreprises et aux commerçants indiens d’accéder au marché européen. Tout cela se passe sans débat sur les impacts d’un tel accord sur la vie des gens, entre autres dans le domaine des semences.»
A: l’ALE touchera un grand nombre de secteurs économiques.
S. B.: «Il y a une grande interrogation autour des industries manufacturières, l’industrie textile et automobile, les services, et l’impact que l’Accord pourrait avoir sur l’emploi et la vie des travailleurs. Il y a également le problème des droits à la propriété intellectuelle (DPI). C’est un accord très large avec différents chapitres par secteur économique, et il aura des conséquences considérables pour les gens. Par exemple, il aura un grand impact sur les prix des médicaments génériques: l’Inde est considérée comme la pharmacie du monde, et toute demande par rapport aux DPI de la part de partenaires commerciaux tels que l’UE pour une protection accrue des brevets que leurs entreprises pharmaceutiques vendent en Inde aura pour conséquence que l’industrie générique n’aura plus le droit de vendre ses produits moins chers. Cela aura un impact également en dehors de l’Inde, dans des pays africains, par exemple, qui doivent faire face au SIDA, et qui achètent en Inde des médicaments génériques qui seraient plusieurs milliers de fois plus chers s’ils venaient des Etats-Unis ou de l’Europe et donc soumis au brevet.
Un autre impact des DPI concerne les semences. Souvent le jargon technique est si compliqué que nous avons du mal à comprendre, mais c’est ça le travail du Forum contre l’ALE, de le rendre compréhensible aux mouvements et personnes qui le combattent. Nous essayons de l’analyser collectivement.
L’un des défis en venant ici en Europe est de comprendre les changements politiques et législatifs à l’intérieur de l’UE par rapport à l’agriculture et aux semences, car nous craignons qu’ils puissent être exportés vers l’Inde et transposés dans notre législation.»
Où est la transparence?
A: En Europe, il y a un grave manque de transparence sur les négociations en cours sur l’ALE. Les parlementaires européens censés voter sur l’accord dans quelques mois ne sont pas informés de son contenu exact, et le Rapporteur Spécial de l’ONU, Olivier de Schutter, a grand mal à obtenir les chapitres sur les droits de propriété intellectuelle. Cependant, l’information qui a filtré des pourparlers à huis clos est suffisamment inquiétante pour que plusieurs centaines de personnes et d’organisations indiennes et européennes signent un appel lancé le 5 octobre 2010 dans lequel elles précisent que «nos recherches montrent que quasiment chaque élément de ces négociations détruira la base de vie et les droits de la population»4. Le 9 mai 2011, deux parlementaires européens ont également déposé une motion pour une résolution sur le sujet5.
Comment cela se passe-t-il alors en Inde, le pays qui se targue d’être la plus grande démocratie du monde?
S. B.: «Malheureusement le public n’a pas connaissance des détails et des nuances des négociations, des délais et surtout n’a pas accès au texte. Même s’il aura un énorme impact sur l’agriculture, le ministre indien de l’Agriculture lui-même n’est pas vraiment informé des ramifications. Ce n’est que le ministre du Commerce, les bureaucrates de son administration et les négociateurs indiens, qui sont admis dans ces réunions à huis clos avec leurs collègues européens. Souvent, des chefs d’entreprise et des associations représentant des secteurs économiques sont partenaires de ces négociations, avec accès aux documents détaillés.
C’est donc un aspect crucial de notre lutte d’obtenir le droit d’accès à l’information. Nous avons déposé plusieurs demandes dans ce sens, mais malheureusement jusqu’à présent avec très peu de succès.»
A: en Europe, c’est le Parlement européen qui doit approuver un tel accord et il peut le bloquer. Et en Inde?
S. B.: «Nous avons une situation constitutionnelle étrange où le gouvernement indien est autorisé à signer tout traité international sans qu’il soit soumis au Parlement. Cependant, toute loi nationale introduite par la suite afin de mettre en œuvre certains aspects du traité doit être soumise au Parlement. Une partie de notre campagne consiste à insister pour que l’Accord soit soumis au Parlement et que des commissions parlementaires examinent tous les détails et analysent les aspects positifs et négatifs. Cela permettrait un débat public plus large.
Ce n’est pas seulement dans l’intérêt des Indiens, car ces accords auront des conséquences pour les populations européennes aussi. Nous devons donc bâtir des réseaux de coordination, de coopération et de solidarité. Ce voyage est très utile pour se faire une idée sur place du fonctionnement du système européen: qui sont les gens qui prennent les décisions, les processus par lesquels de tels accords doivent passer, et aussi pour rencontrer les gens en Europe qui sont en train de se battre sur des questions semblables. Par exemple, cette bourse de semences internationale a réuni beaucoup de personnes et organisations qui se mobilisent sur ces questions, c’était donc l’occasion idéale pour forger des alliances.
Nous n’avons pas d’informations officielles mais il semblerait que la volonté politique chez les deux parties est de conclure rapidement cet accord. L’industrie, qui y voit une façon de sortir du ralentissement économique international et d’obtenir accès à ce marché énorme que l’Inde représente, fait pression. On observe une accélération du processus entre Bruxelles, Delhi et Mumbaï6 qui sont les deux centres de pouvoir politique et économique. Ces derniers mois ont vu une activité frénétique. Donc nous devons renforcer notre campagne contre l’accord.»
A: lors des Journées Internationales sur les semences à Bruxelles, une Déclaration a été adoptée le 18 avril pour protester contre ce projet d’ALE7.
V. R.: «Nous avons un long chemin à faire avant que le citoyen de base comprenne ce qu’est le libre-échange, quelles en sont les conséquences, qui sont les signataires, car tout est un mystère, un secret. Un petit groupe travaille sur ces questions dans la capitale, mais dans le reste du pays les gens n’en ont aucune idée. Aujourd’hui existent des zones de libre-échange où des entreprises étrangères peuvent s’installer, non seulement dans le secteur alimentaire, mais aussi pharmaceutique, par exemple. Tout cela avec l’argument d’accroître l’emploi. Cela va détruire beaucoup de nos ressources naturelles, nos marécages, nos forêts… On ne sentira pas les conséquences immédiatement. Il faudra nous poser la question de ce que nous léguons aux générations futures.»
Contacts: Vanaja Ramprasad, Green Foundation: https://www.greenconserve.com et Shalini Bhutani: https://www.forumagainstftas.net
- Voir Archipel No 183 de juin 2010.
- Les citations de Vanaja Ramprasad et de Shalini Bhutani sont extraites d’entretiens réalisés pour Radio Zinzine.
- Les critères pour ces semences certifiées sont ceux utilisés pour les semences industrielles: la pureté génétique, le rendement et la VAT (Valeur Agronomique et Technologique). De plus, la variété ainsi que le producteur de semences sont inscrits au catalogue national, et le vendeur est une entreprise privée identifiable.
Et les OGM?
Le pouvoir populaire existe, mais il faut surtout renforcer la capacité de la base à comprendre les implications pour leur vie, et ainsi à résister contre ces trusts. Nous devons aussi donner aux paysans une alternative. Nous disons que nous ne voulons pas le génie génétique, nous ne voulons pas de variétés à haut rendement qui ont besoin de produits chimiques, mais alors qu’est-ce que nous voulons? Nous devons renforcer leur capacité à produire de l’alimentation sans tout cela, d’une façon durable, pour qu’ils puissent se libérer de toute cette dépendance.
La récente manifestation contre l’aubergine génétiquement modifiée est un bon exemple. Il y a 2.000 variétés d’aubergines en Inde qui est le lieu d’origine de cette espèce. Monsanto arrive et, avec une entreprise indienne, ose introduire une variété d’aubergine génétiquement modifiée, qui n’est pas une culture d’une grande importance. Pour Monsanto c’est une action stupide, et il y a eu une résistance massive à travers le pays, dans plusieurs Etats. Le ministre de l’Environnement a reçu des jets de pierres lors de différents meetings. Cela montre que le pouvoir populaire existe et qu’il est possible de résister. Le ministre se trouve donc soumis à la pression d’en bas, mais aussi des politiciens et des multinationales. Monsanto dit que sa variété OGM sera résistante à une maladie des aubergines, et qu’elle réduira la quantité de pesticides utilisée par les agriculteurs, mais il y a beaucoup d’autres façons de combattre une telle maladie. L’autorisation de cet OGM ouvrira la porte à l’introduction de beaucoup d’autres cultures alimentaires génétiquement modifiées. Il n’y a aucun étiquetage, et nous perdrons toute notre diversité génétique dans un pays essentiel pour la diversité de tant d’espèces.
Il y a déjà l’exemple du coton OGM où nous avons perdu nos variétés locales autochtones. Aujourd’hui nous n’avons plus de variétés indigènes de coton, ou alors très peu, dans des coins reculés. Si des paysans veulent cultiver du coton bio et avoir accès même aux variétés hybrides, ils ne le peuvent pas, il y a uniquement le coton OGM. En Afrique on présente l’expérience en Inde comme un succès, mais ce n’est pas le cas. Selon Monsanto lui-même, les premières semences qu’il a introduites ont été un échec, et maintenant ils sont en train d’apporter une variété améliorée. Les scientifiques sont derrière tout ça et ils prétendent que les paysans ne peuvent rien comprendre de ce que ce sont les OGM.
Vanaja Ramprasad