Les aimer ou pas. Cela se peut. Punk à la Cathédrale et «porno alternatif»? C’est tendance. Quitte à en choquer un peu, beaucoup, passionnément, massivement? Je ne sais pas trop quoi penser, je me sens un peu dépassé, décidément le temps n’est plus aux sages petites pionnières à nattes ornées de rubans blancs, le foulard rouge noué autour du cou, ni aux déesses komsomoles1 aux regards inondés d’avenir radieux. Les visages souriants, les yeux moqueurs des Pussy Riot témoignent d’une autre Russie. Qui n’hésite plus à étaler, comme dans les âges païens reculés, ces seins que je ne saurais voir.
Déjà, les Fame ukrainiennes nous en avait donné quelque aperçu!2
Question pornographie, ne croyez pas que la Russie soit ignorante: depuis vingt ans, elle en est abondamment servie, le «Libre Marché» du cul est en pleine expansion et les «performances» des Chattes en révolte restent, sur ce plan, plutôt modestes. Est-ce de «l’art»? Chanter «Vierge Marie, chasse Poutine» à la cathédrale du Christ Sauveur, se «tringler» (åáàòü) publiquement dans un musée, se masturber avec une carcasse de poulet de supermarché, voilà qui est en tout cas très nouveau dans la création artistique en Russie! Personnellement, ces «performances» me laissent de marbre, sauf la «prière chantée punk» à la Cathédrale, vraiment très réussie et, à mon sens, pas attentatoire à la foi chrétienne, mais je ne suis point bon juge en la matière. Attentatoire au prestige du pouvoir, par contre, est l’érection d’un gigantesque phallus sur un pont levis, à Saint-Petersbourg, face au siège de l’ancien KGB3 et des actuels organes de sécurité FSB4 A l’époque soviétique, on se moquait volontiers de ces «organes» auxquels adhéraient maints «membres» du Parti. Les Pussy et leurs amis de Vojna sont donc dans la continuité des blagues soviétiques, bravo!
Chacun choisira d’y voir des actrices d’un nouveau «dadaïsme» ou de pauvres victimes de la société du spectacle à l’heure d’Internet: «il suffit de lancer un you tube scandaleux sur la toile, et le tour du monde s’accomplit!». S’y ajoute, bien sûr, la caisse de résonance médiatique occidentale, dûment orientée! Comment interpréter l’intérêt soudain du Département d’Etat américain, de l’Union européenne et d’Amnesty International pour un groupe punk anarchisant? Deux ans de colonie pénitentiaire pour une chanson punk à la cathédrale, c’est évidemment scandaleux. «Moyenâgeux», «stalinien», de «retour au Goulag» clament les plus énervés, à Moscou et chez nous, de manière complètement disproportionnée.5
Mais l’indignation occidentale eut-elle été semblable si la provocation avait eu lieu au sein de Notre-Dame de Paris, dans une grande synagogue ou dans une mosquée d’envergures comparables au Christ Sauveur de Moscou? Pardon de poser la question qui, déjà, indigne les indignés occidentaux, mais n’est-ce pas leur indignation qui pose aussi question? Est-ce vraiment ce qu’elles font qui intéresse, ou seulement le fait qu’elles le font en Russie?
Imaginons plutôt. Dans une grande synagogue israélienne, des «pussy» juives implorent Yahvé: «Délivrez-nous de Netanhyaou!». Dans une mosquée de la Mecque, des «pussy» musulmanes voilées s’adressent à Allah: «Chassez la famille Al Saoud!». A la Basilique St-Pierre de Rome, c’est au tour du Dieu des chrétiens d’être apostrophé par ses fidèles en tenue punk: «Débarrassez-nous de ce Ratzinger!». La liste peut s’allonger, chaque pays, chaque communauté trouvera aisément la cible de sa «prière». Joyeuse contagion! On imagine la «tolérance» de nos bigots, gendarmes et tribunaux!
Mais pourquoi pas des «performances» idoines dans les bourses et les grandes banques qui gouvernent ce monde plus sûrement que les «Eglises»? Il ne manque pas, à Moscou même, de sièges de grandes banques et de temples de l’oligarchie financière et du fondamentalisme marchand qui pourraient bien faire l’affaire. Les punkettes y ont-elles pensé? Autre question: les Pussy elles-mêmes, font-elles ce qu’elles font pour faire bouger la Russie ou pour épater l’Occident où certaines d’entre elles, comme d’autres contestataires, vont trouver refuge? Désolé d’y songer, mais ces questions valent d’être posées! Sans doute ne sont-elles pas les plus importantes. Of course…
De quoi sont-elles donc le signe, ces Pussy qui arborent le slogan de l’antifascisme espagnol: «No pasaran»?
Au plus près de leurs désirs, on comprendra que les punkettes voudraient vivre dans un monde plus libre et plus joyeux que celui qu’offre aux jeunes Russes le régime actuel, sa bureaucratie et ses mœurs policières, ses mafias capitalistes. Enfin, corrigeons: les jeunes Moscovites «émancipées» qui aimeraient brûler les étapes et les ponts. Mais la Russie n’a-t-elle pas déjà énormément changé depuis vingt ans, ne s’est-elle pas beaucoup engagée au paradis des libertés? Pas à leur goût de Pussy délurées. Pas autant qu’au Canada ou en France. «Pas assez, on en veut davantage»: elles l’ont clairement dit.
Ces femmes ne sont pas des écervelées. Elles ont fait des études. Il semble qu’elles soient parfaitement conscientes, réfléchies, déterminées dans leur action. Et grandes lectrices de philosophie post moderne. Leur comportement relève, non de la blague de potache, mais du défi assumé. La culture du défi! A la question posée à l’une d’elle, «souhaiteriez-vous une grâce présidentielle?», sa réponse est catégoriquement négative: «C’est à lui de s’excuser!». Le culot! Poutine demandera-t-il pardon? Pourrait-il demander conseil auprès de la Vierge Marie? Cet homme a parfois de l’humour, non? Espérons qu’il puisse sortir ces jeunes femmes de leur colonie pénitentiaire! Evidemment, les chattes, c’est une affaire de haute politique!
A y regarder de plus près, on comprend aussi que les Pussy Riot et le groupe «provo»6 Vojna7 participent du mouvement contestataire qui a entraîné, au cours de l’hiver et du printemps 2011-2012, des centaines de milliers de Moscovites partisans d’une «Russie sans Poutine»... certes inaccessible tant que l’actuel président disposera de majorités incontestables (sinon parfaitement honnêtes) dans les scrutins8 et dans les sondages d’opinion. Mais le renversement de Poutine est bien «à l’agenda» de la contestation! Sans quoi on comprendrait mal l’intérêt de gouvernements et de médias du monde entier pour quelques «provocations anarchistes» qu’on ne voudrait pas trop chez soi!
«L’affaire» va-t-elle stimuler la reprise des protestations cet automne? La contestation débordera-t-elle largement Moscou? Ses acteurs libéraux, nationalistes et «gauchistes» pourront-ils enfin s’entendre sur un programme commun? Les remous de la rue parviendront-ils à ébranler, à diviser les élites du sommet? Le pouvoir ridiculisé par les Pussy s’en remettra-t-il? En Russie, les commentaires sont partagés, aux antipodes. Les uns assurent que «la Russie se déchire», d’autres qu’elle est largement indifférente à ce scandale qui n’agiterait que le landernau intellectuel moscovite. Attendre et voir.
En choisissant la principale cathédrale de Russie, le Christ Sauveur, pour exprimer leur demande à la Vierge Marie de «les délivrer de Poutine», les punkettes ont sans doute pris le risque d’incommoder la hiérarchie, voire de nombreux fidèles de l’Eglise orthodoxe. Cela peut paraître négligeable aux yeux des masses libérées des préjugés religieux que nous sommes. Certes, je vous le concède aisément.
Mais un événement russe ne doit-il être mesuré qu’aux jauges parisienne ou bruxelloise et new-yorkaise? Ainsi le veut, peut-être, la pensée restée coloniale qui est la nôtre quant aux univers «étrangers à nos valeurs». Laïcs et tolérants envers les minorités comme nulle autre civilisation, nous ne nous souvenons pas trop de ce qu’étaient le rôle des Eglises et le traitement des minorités «de couleur» ou sexuelles chez nous il y a quelques dizaines d’années. Or, le reste du monde ne marche pas au même pas que le fulgurant Progrès qui nous guide. Même si la «modernisation de rattrapage», en Russie, a marqué quelques points importants avec son nouveau «capitalisme de choc».
La «libération» du soviétisme athéiste, protectionniste et puritain, depuis vingt ans, a produit des effets contrastés. Il y a les punkettes qui nous étonnent. Il y a aussi les Eglises, les cultes religieux et toute la place qu’ils peuvent à nouveau occuper dans une société en désarroi, appauvrie, apeurée par la brutalité et l’accélération des changements. La Russie «célèbre» ces jours-ci les vingt ans du début des privatisations, dans la foulée de la «thérapie de choc» néolibérale recommandée par le FMI et les «conseillers» américains de l’équipe Eltsine-Gaïdar-Tchoubaïs9. Mémoire d’une terrible violence sociale que les opposants libéraux qualifient pourtant, avec nostalgie, d’«époque démocratique». Pour qui n’en a pas profité et ne nage pas dans l’opulence, cette «transition vers le Marché et la Démocratie» (expression favorite de nos spécialistes) a laissé un goût amer. En matière d’»expression et de protestation .contre la détresse spirituelle» (Marx), la religion chrétienne répond peut-être à quelques besoins. D’autant qu’elle s’est investie, comme il se doit, dans les œuvres charitables. En ces domaines, elle est rivale, en Russie, d’un Islam lui aussi en plein réveil. A-t-on montré quelque part les images de la prière de fin du Ramadan en août 2012 à Moscou? Il y avait là, dans les rues autour des mosquées de la capitale russe, quelque 170.000 fidèles! Non, je ne crois pas qu’un Journal télévisé ait montré les images de ces rassemblements, pourtant à la hauteur de nos désirs de spectacle. Il est vrai que tout s’est passé dans le plus grand calme. S’il y avait eu quelque incident, nos caméras ne l’auraient pas manqué. Soit.
Mais que pensent les nombreux musulmans de Moscou des Pussy Riot? Personne ne le leur demande. D’aucuns pensent qu’ils observent avec curiosité les réactions du pouvoir et de l’Eglise orthodoxe. Si les Pussy étaient graciées, quelles conclusions pourraient donc en tirer les autorités islamiques? Les mosquées ne seraient-elles à leur tour menacées de «performances»? Le Kremlin ne serait-il pas lui-même déconsidéré face à ce peuple musulman, 17% de la population de Russie et source de déstabilisation d’une Fédération de Russie toujours multinationale?
Le Nord-Caucase russe (et musulman) est en état de siège permanent. La république binationale du Tatarstan, capitale Kazan, est la proie de l’agitation fondamentaliste. Or, il s’agit là du cœur de la Russie volgienne et de l’Islam autochtone (depuis le 10ème siècle), d’une république hautement développée qui avait jusqu’à présent bien négocié son autonomie culturelle et la coexistence entre Slaves chrétiens et Turco-tatares musulmans.
Entre l’une et l’autre populations de croyants, les tensions montent pour de multiples raisons –principalement la pauvreté, les inégalités, l’exploitation à Moscou et dans les régions pétro-gazières d’une main-d’œuvre au rabais composée de musulmans, le racisme militant et meurtrier des néonazis et autres mouvements «contre l’immigration illégale». Ennemis jurés, aussi, des homosexuels et des Pussy. Déjà, des «milices orthodoxes» s’annoncent, et les Cosaques méridionaux, en unités paramilitaires, font la chasse aux clandestins. A maintes reprises pourtant, le président Vladimir Poutine s’est fait l’avocat de la coexistence des nations et religions au sein d’une Fédération de Russie multinationale et pluriconfessionnelle. Mais la pression augmente, des nationalismes «ethniques» et des fondamentalismes religieux. Le Kremlin semble accepter peu à peu l’hégémonie «spirituelle» de l’Eglise orthodoxe, qui voudrait bien redevenir, comme sous les tsars, religion d’Etat. Fragilisant la société, l’Etat, l’immense territoire de la Fédération de Russie, qui risque à son tour, à terme, de connaître une «désagrégation assistée» comme en ont connu d’autres pays «pluriels», URSS, Yougoslavie, Irak, Syrie. «Au suivant!» dirait Jacques Brel...
C’est à cette aune que l’on devrait pouvoir mesurer l’impact des Pussy Riot, et pas seulement au fait qu’elles nous amusent ou qu’elles flattent les goûts de liberté de la jeunesse moscovite. Cela dit, en souhaitant qu’elles soient, à leur corps défendant, «graciées» et libérées!
Tout cela dépasse sans doute l’entendement des punkettes, qui ne savent pas trop dans quelle pièce elles sont en train de (et on les fait) jouer. Il ne nous est tout de même pas interdit d’y penser!
- Jeunes Communistes soviétiques.
- Fame: mouvement de femmes ukrainiennes qui, pour protester (au début) contre la transformation de l’Ukraine en «bordel de l’Europe» se sont exhibées les seins nus en public et en conférences de presse.
- KGB, Comité de la sécurité d’Etat, police politique et agence de renseignement intérieur et extérieur de l’URSS à l’époque post-stalinienne.
- FSB, Service fédéral de sécurité. Agence uniquement intérieure après 1991.
- La colonie pénitentiaire où seront internées les Pussy n’a rien à voir avec le «Goulag» stalinien ni même avec les «camps» de l’époque brejnevienne. Les colonies de travail actuelles ont la réputation d’être moins dures que les prisons où règnent l’arbitraire, la violence et la tuberculose. Il faudra surveiller de près le traitement infligé aux Pussy.
- Pour mémoire, les «provos» étaient un groupe «provocateur» des années 1960 aux Pays-Bas, précurseur de plus vastes contestations.
- Ce groupe se manifeste par des actions spectaculaires et violentes, telles que le renversement ou l’incendie, nocturnes, de véhicules de police, et autres «défis» aux services de sécurité tels que le dessin d’un gigantesque pénis sur un pont levis de Saint-Petersbourg qui, levé, se dresse (le pont et son pénis) face à l’immeuble du FSB (ex-KGB).
- Contrairement à ce qu’ont suggéré les médias occidentaux, la victoire de Vladimir Poutine aux élections présidentielles de mars 2012, quoique contestée et probablement «gonflée», n’était pas volée. Tous les sondages, y compris ceux du centre Levada lié aux opposants libéraux, lui accordaient plus de 50%.
- Boris Eltsine, président (1991-1999), Egor Gaïdar Premier ministre (1992), Anatoli Tchoubaïs, grand ordonnateur des privatisations bénéfiques à l’oligarchie financière et, bientôt (1995) pétrolière.