«Tsahal est l’armée la plus morale du monde». C’est la phrase que tout porte-parole israélien prononce, le matin au réveil, et répète tout au long de la journée, jusqu’au moment du coucher, c’est aussi une phrase que la plupart des Israéliens tiennent comme la vérité absolue. Mais est-ce que l’armée la plus morale peut le rester quand elle développe des pratiques immorales? Est-ce qu’un marchand d’esclaves peut se vanter que son navire négrier possède la coque la plus confortable pour transporter des Africains vers le nouveau monde?
Israël affirme avoir cessé son occupation de Gaza avec le retrait unilatéral orchestré par le criminel de guerre Ariel Sharon, mais en fait, Israël contrôle les frontières aériennes, terrestres et maritimes qui ont fait de Gaza la plus grande prison jamais construite dans l’histoire humaine. Et depuis que le général el Sisi a pris le pouvoir en Egypte, avec le coup d’Etat militaire de juillet 2013, la dernière frontière terrestre de Gaza a été hermétiquement fermée, faisant de cette prison un QHS, avec isolement cellulaire.
Comme les Israéliens n’ont aucun contact avec les Palestiniens, qu’ils ne les connaissent que par leur temps de service militaire au sein de l’armée, par les attentats-suicides, les fusillades et autres activités terroristes, ils ne les perçoivent pas comme des êtres humains. Quand l’autre côté n’est pas humain, tuer des femmes et des enfants en tentant d’abattre une personne suspectée de terrorisme, sur sa mobylette, à partir d’un drone, ne pose aucun problème. Cette déshumanisation est d’autant plus efficace quand elle va de pair avec une propagande médiatique et une opinion publique ouvertement raciste. Ce qu’on appelle en Israël le centre-droit ferait passer Marine Le Pen pour une gentille écolière catholique. Les seuls pays européens dont les partis d’extrême droite pourraient être comparés à leurs homologues israéliens sont peut-être l’Aube dorée grecque et le Jobbik1 hongrois.
La loi du Talion L’enlèvement des trois jeunes Israéliens a provoqué une poussée de haine anti-arabe. Quotidiennement, on pouvait croiser des bandes scandant «mort aux Arabes» et cherchant des Palestiniens à lyncher. On les présentait comme des bêtes sauvages et le pays tout entier se rassemblait en prières pour que les jeunes s’en tirent sains et saufs. Mais le plus important, c’est qu’Israël a accusé officiellement le Hammas du kidnapping. Nul besoin de preuve, il a suffi que le tout puissant, omniscient, Shin Bet (services secrets) affirme que c’était le Hammas pour que ça le soit. Quand on a retrouvé les corps des trois jeunes, les paroles se sont transformées en acte et des jeunes religieux israéliens ont enlevé, tué puis brûlé un adolescent palestinien de 16 ans. Il y a eu évidemment une protestation officielle contre cette vengeance barbare, mais dans les réseaux sociaux, les commentaires ne manifestaient qu’une réaction de pure joie. Sur tous les sites d’informations, les gens réagissaient, en utilisant leur compte Facebook comme si ce qui venait de se passer était une bonne chose. La déshumanisation et la haine ont fini par donner des résultats. Quand des rabbins très en vue expliquent à leurs disciples que la vie d’un non juif ne vaut pas l’ongle d’un juif, quand les idées d’extrême droite se mêlent avec les dogmes religieux, ce qu’on obtient est un mélange hautement toxique.
Mais cette haine n’est pas seulement dirigée contre les Arabes, désormais, elle est dirigée contre toute personne qui ne s’intègre pas dans la meute. Ce qui est pire qu’un Arabe, c’est une personne de gauche. Quiconque ose critiquer Israël en temps de guerre est automatiquement qualifié de traître et «devrait aller vivre à Gaza». S’il s’agit d’une femme de gauche elle mérite de «se faire violer par une bande d’animaux musulmans». Les manifestants pacifiques anti-guerre sont victimes d’agressions physiques, toute personne considérée comme «anti-israélienne» est impitoyablement recherchée et poursuivie dans les réseaux sociaux.
Je parle de la déshumanisation des Palestiniens par les Israéliens. En tant qu’Israélien, c’est le côté que je connais le mieux, mais le même phénomène se produit du côté palestinien, parfois de manière encore plus systématique. Si ce cercle vicieux n’est pas rompu le plus vite possible, on ne pourra jamais instaurer un climat propice à la fin des massacres réciproques. En fait, il est de plus en plus difficile d’imaginer une solution pacifique à ce cauchemar.
Que faire? Que faire face à cette catastrophe? Il ne semble pas que les gouvernements occidentaux soient partis pour s’engager sérieusement contre l’agression israélienne. Les Etats-Unis parlent en permanence d’obliger les deux côtés à devenir adultes et à trouver un moyen de finaliser le processus de paix, mais ils n’ont pas vraiment l’air de s’y mettre sérieusement. Les Nations unies sont une gigantesque blague, avec des pays tels que l’Iran, le Pakistan ou la Chine qui donnent des leçons de moralité à Israël. Quelques courageux pays d’Amérique du Sud, le Brésil, le Chili, l’Equateur, le Salvador et le Pérou, ont suspendu certaines relations diplomatiques avec l’entité sioniste, suite au dernier bain de sang, mais pour combien de temps. Nul ne saurait le prédire.
La campagne BDS2, c’est-à-dire Boycott, Désinvestissement et Sanctions a été lancée par la société civile palestinienne en 2005. Chacun est libre d’interpréter ces termes à sa façon et dans quelle mesure les appliquer à sa propre vie. Le mouvement BDS a montré son efficacité lors de la campagne contre le régime de l’Apartheid en Afrique du Sud. Lorsque les Sud-Africains blancs se sont retrouvés au ban du reste du monde blanc, ils ont dû apprendre qu’il y avait un prix à payer pour le gouvernement qu’ils avaient choisi.
La fin et les moyens Le Sionisme et l’Apartheid ne sont pas identiques, mais ils ont suffisamment en commun pour être qualifiés de «mauvais». En tant qu’Israélien, j’ai encore honte quand je me souviens de l’époque où Israël était l’allié le plus important de ce système politique barbare. L’Etat juif, à la recherche d’une place dans le monde d’après l’Holocauste, s’est rangé aux côtés des suprématistes blancs dont l’idéologie était fondée sur un clivage racial. Pouvez-vous vous imaginer le président Botha en visite officielle au musée de l’Holocauste Yad Va Shem à Jérusalem? Voilà un parfait exemple de la logique sioniste: quiconque peut nous aider est un allié potentiel, tant pis pour le reste.
Tout ceci m’amène à souligner l’importance de différencier entre antisionisme et antisémitisme. Bizarrement, on retrouve l’antisémitisme aussi bien à droite, qu’à gauche. De grands classiques du genre «les uifs on tellement de contrôle sur les médias et le système monétaire» peuvent être entendus sur toute l’étendue du spectre politique. Universitaires comme conspirationnistes affirment que le lobby juif détient un pouvoir démesuré sur le gouvernement américain. C’est pour ça, selon eux, que les Etats-Unis sont de tels ardents défenseurs d’Israël. Mais ce qu’ils ont tendance à oublier dans leur équation est le soutien inconditionnel de la toute puissante fraction intégriste chrétienne, notamment des groupes évangélistes. Les prêtres évangélistes prêchent quotidiennement à leurs adeptes que seul un Etat juif en terre sainte pourra permettre le retour du Messie, Armageddon, et qu’ils vivront ensuite pour l’éternité avec Jésus et son père qui est au ciel. Amen. La fin de l’Etat juif sonnerait le glas de ce délire et leur foi en serait totalement bouleversée.
L’antisémitisme moderne a deux visages: le type classique européen, présent depuis la conversion de l’Empire romain au christianisme, et l’antisémitisme musulman, alimenté par la haine, prêché dans des mosquées un peu partout dans le monde. A chaque fois que le conflit israélo-palestinien s’embrase, c’est-à-dire habituellement tous les deux ou trois ans, on peut observer une intensification de ces deux formes. Ce phénomène n’est pas réservé aux juifs, le racisme antimusulman suit la même courbe à chaque fois que des groupes djihadistes intensifient leurs attaques quelque part dans le monde. Pendant la dernière campagne électorale en France, un membre du Front National s’est rendu en Israël dans l’espoir de gagner des voix dans la communauté juive française. Des juifs votant front national, on pourrait penser à une mauvaise plaisanterie, mais avec les tendances anti-islamiques qu’on peut observer dans la société française d’aujourd’hui, c’est malheureusement une réalité.
Une morale à deux vitesses C’est pourquoi, quand j’appelle à des actions BDS contre Israël, je tiens à marquer une distinction très claire entre ces différents «-ismes». Introduire des idées antisémites dans une campagne antisioniste est aussi contre-productif que dangereux. L’idéologie antisémite est une idéologie haineuse et raciste alors que la cible des actions antisionistes est une forme de gouvernement fondamentalement inacceptable parce que basée sur la notion de races. Ce n’est pas parce que le sionisme est marqué par le racisme qu’on pourrait le combattre en utilisant une autre forme de racisme, «le péché des autres n’absout pas le nôtre». Utiliser des mots tels que «nettoyage ethnique» ou «génocide» pour décrire ce que fait Israël actuellement minimise le sens de ces mots et les rendra inopérants lorsqu’il s’agira de décrire un véritable nettoyage ethnique ou génocide.
A chaque fois qu’on le critique, l’une des premières défenses d’Israël est de jouer la carte de l’antisémitisme. Mais quand il s’agit d’expliquer ses actes au monde, alors il utilise un raisonnement paternaliste – seuls les Israéliens savent vraiment ce que sont les Arabes – et des scénarios apocalyptiques pour le jour où les hordes musulmanes auront terminé leur prise de contrôle de la Civilisation occidentale. Ce n’est qu'à ce moment-là que les Européens naïfs comprendront la véritable nature du monde musulman. Ce double langage hypocrite, qui consiste à reprocher aux actions contre Israël d’être inspirées par un préjugé antisémite tout en défendant tout ce que fait Israël en s’appuyant sur des préjugés antimusulmans est aussi critiquable que de mêler de l’antisémitisme aux idées antisionistes.
Israël est loin d’être le seul pays au monde à faire des choses horribles. C’est loin d’être le pire pays du monde, point. Mais cela ne veut pas dire qu’on doit le laisser s’en tirer avec ce qu’il fait aux Palestiniens depuis 47 ans, parce qu’en fin de compte, peu importe à quel point je déteste le Hamas, au même titre que n’importe quel autre groupe religieux extrémiste, il est du côté du droit. Gaza doit être libérée de son emprisonnement par Israël et l’Egypte. Toute la Palestine doit être libérée de l’occupation sioniste. C’est aussi simple que ça.
* Dan est israélien, en exil volontaire en France depuis 2008.
- Voir Archipel No 196, septembre 2011, Qui sème le vent récolte la tempête.
- <www.bdsfrance.org>.