Les questions soulevées dans la lettre de Christian Schwager (Archipel n° 92) ainsi que dans différents articles d’Archipel sur l’exploitation d’immigrés en agriculture intensive sont complexes. Elles englobent, entre autres, notre mode de consommation, le rôle des chaînes de supermarchés, l’accès à des droits égaux sur le marché du travail, les relations Nord-Sud. S’y ajoutent l’obligation faite aux pays du Sud d’ouvrir leurs marchés aux importations, les pratiques de dumping par des produits agricoles européens subventionnés, les conséquences néfastes d’une émigration massive pour les pays du Sud …
Dans l’immédiat, en réponse (très partielle) à la lettre de notre lecteur, nous convenons volontiers que l’existence de statuts légaux qui garantiraient des conditions de travail, de rémunération et de logement aux normes nationales serait préférable à l’exploitation éhontée de clandestins ou de travailleurs sous contrat OMI subissant les abus dénoncés dans Archipel n° 89.
Cependant, nous voudrions exprimer notre refus de toute distinction catégorielle des personnes, que ce soit par leur origine, leurs traditions ou leur lieu de vie. De quel droit refusons-nous à d’autres êtres humains de vivre en famille quand nous leur demandons leur force de travail? De quel droit refusons-nous la pleine citoyenneté à des personnes qui contribuent largement à l’existence et à la survie même de notre société? Autant la politique des deux ou trois cercles du Conseil Fédéral relève-t-elle des caractéristiques même de l’apartheid, autant une catégorisation des habitants d’un pays entre citoyens et travailleurs procède-t-elle d’un mépris de l’Autre inacceptable.
L’agriculture vivrière traditionnelle en Europe est aujourd’hui sacrifiée au profit d’une agriculture industrielle. La première est intimement liée aux ressources naturelles du lieu. Elle apporte, à côté de la production de denrées alimentaires, un cadre de vie, une certaine indépendance dans l’approvisionnement, l’entretien du paysage et une multitude d’activités et de valeurs culturelles liées à la diversité de sa production.
Quant à l’agriculture industrielle, elle tient peu compte des ressources naturelles et la production de nourriture est déconnectée de l’environnement social. Elle tend vers la monoculture, rend l’exploitant complètement dépendant de ses fournisseurs et des grands distributeurs, elle vise le profit à court terme qui devient son facteur de régulation essentiel. Les coûts d’un produit sont calculés en valeurs absolues sans tenir compte de l’environnement. Il faut un certain nombre d’intrants pour produire une tonne de légumes: sol ou support artificiel, engrais, fongicides, insecticides, main-d’œuvre… Les premiers font partie des frais de base obligatoires peu variables dans une région; quant à la main-d’œuvre, le travailleur agricole, qu’il soit paysan ou ouvrier, devient la variable principale dans le calcul des frais de production. Pour abaisser les coûts cette variable doit tendre vers 0. Le libre marché entre régions de productions et conditions sociales très diverses élimine au fur et à mesure les producteurs cherchant à intégrer des critères sociaux.
La politique agricole européenne et suisse continue aujourd’hui de verser la plus grande partie des subventions agricoles (directes et indirectes) aux 20% d’entreprises agricoles les plus «performantes», encourageant ainsi la poursuite de l’industrialisation de l’agriculture. L’agriculture industrielle s’impose au détriment de l’agriculture vivrière.
A travers l’histoire et par de nombreux exemples contemporains, on peut démontrer que l’agriculture industrielle nécessitant beaucoup de main-d’œuvre (fruits et légumes, grandes plantations dans le Tiers-monde) génère l’esclavage et ne survit que grâce à lui. La variable du coût de la main-d’œuvre y est compressée à outrance, afin d’augmenter les bénéfices des actions cotées en Bourse. La vie sociale des producteurs n’est plus prise en compte.
En Europe, l’évolution de l’agriculture vivrière vers une production industrielle conduira forcément à une dégradation des conditions de vie de la main-d’œuvre. Il s’agit de s’y opposer dès maintenant. Bien sûr cela implique une réflexion plus poussée sur notre choix de société. Quelle agriculture voulons-nous? La Suisse, en tant que petit pays, pourrait jouer un rôle d’avant-garde et élaborer les fondements d’une véritable politique agricole.
Plus généralement, il faut bien réfléchir aux conséquences néfastes de l’évolution économique de l’Europe de l’Ouest où plusieurs secteurs d’activité (hôtellerie, restauration, bâtiment, travaux publics, textile, fruits et légumes, travail domestique…) dépendent désormais presque entièrement de la présence d’une main-d’œuvre immigrée surexploitée. Les tâches qui leur sont dévolues sont celles que nos populations occidentales considèrent comme inacceptables et socialement dégradantes. Une hiérarchie malsaine s’établit de ce fait, reléguant les immigrés au plus bas de l’échelle sociale.
Par ailleurs, l’exode de migrants attirés par cette offre de travail permanente (voir l’entretien avec Emmanuel Terray, Archipel n°92) déstabilise cruellement les pays du Sud et contribue à empêcher un développement local basé sur les forces vives du pays.
Le FCE a entrepris une réflexion approfondie sur le sujet*, qui est loin d’être à son terme. Nous remercions les lecteurs de leurs contributions.
La Rédaction
\ Vous pouvez commander «Le goût amer de nos fruits et légumes», une brochure sur l’exploitation de migrants dans l’agriculture intensive, publiée par le Forum Civique Européen et la revue «Informations et Commentaires, le développement en question».
Environ 100 pages A4. A commander au Forum Civique Européen, F-04300 Limans.
Un exemplaire: 10 Euros; 10 exemplaires: 80 Euros/ex.; à partir de 20 exemplaires: 6 Euros/ex. (port compris)*