Les gagnants de l’Histoire ont assumé le passé des citoyens de la RDA. Ces derniers ne s’y sont pas retrouvés, mais ils n’ont pas eu de tribune pour exprimer leur point de vue. C’est pourquoi la Fondation Rosa Luxembourg et l’association Paula Panke ont eu le grand mérite d’inviter, le 6 décembre dernier à la Berliner Volksbühne, lieu historique, des militantes de l’alliance indépendante des femmes de l’ex-RDA (UFV) (1) et des féministes de l’Allemagne actuelle. Vingt ans après la création de l’UFV, il s’agissait de creuser la problématique de «L’éveil des femmes en 1989: Que voulions-nous, que sommes-nous devenues?».
Le «Salon rouge» était plein à craquer. La majorité des interventions semblaient s’inscrire dans la continuité de la pensée prévalant à l’époque de la RDA: la référence pour l’émancipation était et reste l’homme (aujourd’hui, de surcroît, flexible, indépendant et blanc). A l’inverse, la dernière contribution de cette journée était rafraîchissante et donnait envie de continuer la discussion sur l’émancipation – de tous les êtres humains – en lui donnant un nouveau départ. Nous publions aujourd’hui la première partie de l’intervention de Christina Thürmer-Rohr.
Un son de cloche de l’Ouest
Il est délicat d’ajouter un son de cloche de l’Ouest et je remercie les organisatrices de me donner cette occasion, même si je risque de perturber l’unanimité. Le regard que nous portons sur les débuts enthousiastes des retrouvailles Est-Ouest fin 1989 ne peut pas être identique. Les aversions réciproques qui ont suivi l’euphorie du départ sont toujours d’actualité. Beaucoup de problèmes sont connus et répétés, d’autres ont été à peine formulés, et pas en public. Si je me permets d’insister, ce n’est pas pour casser l’atmosphère. Je vous demande par avance de ne pas prendre mes propos pour un reproche ou une comparaison. Il ne s’agit pas là de reprocher quoi que ce soit, mais de reconstituer les points faibles qui pourraient empoisonner nos retrouvailles et semer la discorde entre nous. Il s’agit, pour moi, de se remémorer sans hypocrisie une réalité passée, bien que je ne sois pas certaine qu’elle soit véritablement passée. En tout cas, je pense que nous devrions nommer les points essentiels pour tenter de mieux comprendre.
Si la pensée politique n’est pas morte et qu’elle ne piétine pas, elle doit évoluer au fur et à mesure, en fonction des nouvelles expériences, des succès, des jugements erronés, des erreurs et des déceptions. Il s’agit pour moi, ici, des transformations de la pensée politique féministe provoquées par les ruptures et les nouveaux départs depuis les années 1989-90. Naturellement, ce n’est pas un regard représentatif, mais le mien propre, une rétrospective d’un point de vue de l’Ouest. Parler des dernières décennies en tant que ressortissante de l’Ouest nécessite de surmonter certains obstacles: se voir reprocher l’arrogance de l’Ouest et la prérogative usurpée de l’interprétation, pressentir que la véhémence des arguments féministes de l’avant-changement ne suscite plus aujourd’hui qu’un intérêt très limité, savoir que la culture du débat n’est plus ce qu’elle était à l’époque, et qu’elle s’est vidée de sa substance, comme si la pensée politique pouvait se passer de l’aiguillon de la critique. Il est d’autant plus important de s’en souvenir en prenant de la distance et de réfléchir aux conséquences.
Il n’y a jamais eu UN mouvement féministe de l’Ouest, de même qu’il n’y a jamais eu UN point de vue féministe; il y avait plutôt une grande diversité de personnes, d’opinions et d’initiatives différentes. Certes, toutes ont combattu l’inégalité des sexes, mais elles ne voyaient du même œil ni les causes, ni la teneur du conflit, ni les voies pour en sortir. Le «mouvement des femmes autonomes des années 70-80», auquel j’ai participé, se révoltait contre une monoculture masculine auquel nous reprochions non seulement la discrimination des femmes, mais aussi les développements basés sur la violence dans tous les domaines de la société. Nous attribuions la misère générale des comportements entre êtres humains et envers la nature à la stabilité du «principe historique du patriarcat». Et nous posions notre exigence de libre arbitre et de changement de la société ainsi: le dépassement de la domination des hommes sur les femmes et la suppression de toutes formes d’oppression. La critique féministe se devait d’être une critique de la domination, de l’exploitation et de l’idéologie. Avec ce préalable, elle s’opposait à la pensée sur laquelle «l’homme» s’est appuyé des siècles durant pour s’arroger une sorte de droit inné de coloniser la femme. Et cette logique dominante a pris et déposé entre les mains masculines tout ce qui est du ressort de l’autorité, du pouvoir et du prestige: la politique, les systèmes financiers, l’industrie, les technologies, la philosophie, les sciences, l’éthique, l’art, etc. L’indignation, récente autant qu’inattendue, de beaucoup de femmes se dirigeait contre ce pouvoir fondamentaliste d’un genre, avec toutes ses manifestations historiques et présentes. Le féminisme attendait des femmes qu’elles reconnaissent «leur déshumanisation de principe» dans l’histoire de l’usage de la violence, et qu’à l’instar des peuples opprimés, elles s’engagent dans le combat contre la violence colonialiste et «qu’elles passent du statut de victime et d’objet à celui de sujet et d’actrice».
Le phénomène de la violence
Le féminisme considérait le phénomène de la violence non pas comme marginal ou comme une erreur de comportement occasionnelle, mais comme un problème structurel, une systématique historique, indissociable du patriarcat. La logique patriarcale était, à nos yeux, manifeste dans les expériences personnelles de la violence et dans les limitations imposées à tout un genre, celui des femmes, mais aussi dans une économie de pur profit, à travers une idéologie qui renforce le pouvoir du plus fort, confond développement et exploitation et qui donne toujours dans la surenchère: du neuf sur l’ancien, du développé sur le primitif, de la science sur le hasard, de la technique sur le destin, de la surabondance sur la nécessité, indépendamment des besoins des êtres humains. Au début, pour les mouvements de femmes issus de la gauche, la «force subversive» de l’utopie communiste n’est probablement pas passée sans laisser de traces, bien que considérablement éloignées de l’original: le vocabulaire marxiste de la libération a agi comme un virus qui par la suite a pris son propre essor. Les femmes commencèrent subitement à donner aux grands mots tels que «oppression», «exploitation», aliénation», «libération» un contenu propre. La «classe» à libérer devenait le genre féminin. Ainsi s’ouvrait tout un monde, mais aussi tout un panel d’immenses exigences pratiques et théoriques envers nous-mêmes.
Le concept de complicité
De mon point de vue, le concept de complicité est partie prenante de la critique de la violence et de la domination: la stabilité du pouvoir du patriarcat serait impensable sans une participation ouverte ou cachée des femmes au système qui leur porte atteinte et qu’elles soutiennent et servent, souvent malgré elles. Ce système colonise aussi les esprits, il n’est pas seulement externe, il s’exprime dans la propension à l’acceptation et à la tolérance, dans la participation aux règles patriarcales. Car tout pouvoir a besoin d’être approuvé par ceux et celles sur qui il s’exerce, ne serait-ce qu’indirectement. Selon cette analyse, il ne s’agit évidemment pas de biologie, mais plutôt d’un principe à la fois explicite et implicite, présenté comme «naturel», intégré par les hommes aussi bien que par les femmes, mais avec des bénéfices totalement inégaux. La critique de la société patriarcale devrait ainsi inclure une critique des femmes dans cette société, donc la critique des traces de l’histoire patriarcale et de sa conception andro-centriste. Pour perdurer, elle a besoin de la complicité des femmes. C’est cette loi sociale que nous voulions briser. Il y a plus de 200 ans, Olympe de Gouges (2) affirmait: «Je gagne mon genre en le traquant». Il faut comprendre la critique des femmes comme la critique politique d’une société qui n’a pas d’autre intérêt que celui de voir les femmes se soumettre et abandonner d’elles-mêmes l’objectif de leur libération.
Anti-patriarcat et anticapitalisme
A l’époque, cette critique faisait mal, autant qu’elle revivifiait. Son but était d’inciter à prendre le chemin de l’opposition anti-patriarcale et anticapitaliste et de s’orienter vers une «liberté» dont les voies n’étaient pas déjà tracées. Cette liberté n’allait pas sans une part de risques pour toutes, et a été la cause de fractures durables pour beaucoup, tant au niveau personnel que professionnel. Les femmes devaient se forger une voix critique et porteuse de changement à l’égard de la société, le féminisme se devait d’être une critique globale de la violence, en incluant la confrontation entre différentes variantes de violence et de domination, entre autres l’histoire du national-socialisme et son essence raciste et nationaliste. Toutes ces revendications ont donné lieu à de vives controverses. Elles ne touchaient pas seulement à l’image «féminine», mais aussi à l’image culturelle que nous nous faisions de nous-mêmes. Elles remettaient en question tous droits à la supériorité culturelle du monde occidental et des Occidentaux. Il s’agissait d’une attaque de l’appartenance et de l’identité, qui semblent aller de soi mais qui mènent à des confrontations ouvertes entre étrangères et autochtones, entre femmes noires et femmes blanches et qui générèrent une concurrence entre victimes, un statut revendiqué ou envié par les unes, mis en doute ou rigoureusement rejeté par les autres.
La «question de la femme»
La critique de l’idéologie patriarcale, de la violence structurelle, de l’hétéro-sexisme, du colonialisme, du racisme, du totalitarisme et de toutes les complicités qui leur sont inhérentes exigeait une vision féministe qui aille au-delà de la «question de la femme». Cette grande exigence nous poussait à une autocritique qui, après coup, donne presque le vertige. Par exemple la critique de nos limitates: réduire un mouvement d’émancipation des femmes à un mouvement de femmes; réduire un mouvement de femmes à un mouvement de projets de femmes; réduire une science et d’une politique féministes à une recherche et à une politique des femmes; réduire la coopération à ses semblables et à celles qui partagent les mêmes idées; réduire l’envie de changement à la transformation et à l’épanouissement personnel; réduire la notion d’expérience à l’expérience personnelle; limiter la culpabilité de la société à la culpabilité personnelle; réduire la critique du patriarcat aux relations hommes-femmes; limiter les rapports entre les genres aux rapports sexuels; réduire le concept de domination au sexisme; limiter la critique de la domination aux pratiques intra-culturelles de la domination.
Il y avait des formes de dominations qu’on tenait toujours bien à l’écart de la critique du patriarcat parce qu’elles ne sont pas sexistes, mais racistes; écarté également ce que notre culture a provoqué hors de nos frontières; exclue aussi une critique de la domination qui viserait la forme capitaliste des rapports entre les êtres humains et avec la nature; écartées aussi les expériences des personnes souffrant de la culture occidentale différemment que les femmes occidentales; exclues également celles qui vivaient dans leur propre environnement, on ne peut plus visibles, mais qui ne correspondaient pas au Nous. Cette critique reflète les perspectives auxquelles nous aspirions et les exigences que nous nous étions fixées. Ces exigences étaient démesurées, sans limites, peut-être folles, mais légitimes. Cela fait aujourd’hui l’effet d’un grand cri contre notre insuffisance, contre nos limites et nos trop grandes exigences. Mais il s’agissait de débats sérieux, engagés, auxquels d’innombrables femmes ont pris part; elles s’y sont échauffé les esprits, s’y sont soutenues et/ou combattues. Beaucoup se sont mises au travail.
Puis vint le tournant de 1989.
- Voir Archipel No 179 de février 2010: «Dans les cuisines enfumées et ailleurs» et 180 de mars 2010 «Femmes et lesbiennes à l’assaut des maisons vides».
- Femme de lettres française, devenue femme politique et polémiste. Auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elle a laissé de nombreux écrits en faveur des droits civils et politiques des femmes et de l’abolition de l’esclavage des Noirs. Elle est morte guillotinée à Paris le 3 novembre 1793.