Elles sont connues, ces images de foules traversant la frontière la nuit du 9 novembre 89, quand le Mur de Berlin est tombé. Et les masses d’Allemand-e-s de l’Est et de l’Ouest réuni-e-s. Ce moment charnière autour de la chute du Mur et de la fin de la RDA reste pourtant confus. Et il est difficile de mesurer les répercussions de ces événements sur la société et la vie politique, autant en Allemagne que dans le monde.
Cet article est extrait d’un dossier, paru dans la revue Timult N°1*, consacré aux «Expériences féministes dans un monde en suspension», au travers des expériences de Radio Pirate, de l’Union Autonome des Femmes, d’assemblées de squatteuses…
L’anarchie, pas l’Allemagne
Pendant l’été 89, une maison est très ouvertement occupée à Berlin-Est dans le quartier de Prenzlauer Berg. Cette action vise à répondre concrètement et publiquement aux problèmes criants de logement, en s’appropriant quelques-uns des nombreux immeubles vides.
Après la chute du mur, les occupations par des Est-Allemand-e-s se multiplient, notamment à Prenzlauer Berg. Au même moment, la «scène autonome» de l’Ouest, principalement active dans le quartier de Kreuzberg, commence à s’intéresser aux quartiers de Berlin-Est. Cette partie de la ville échappe encore aux fameuses directives qui empêchent toute nouvelle occupation à l’Ouest et de nombreuses maisons vides sont investies. Des occupations mixtes, c’est-à-dire entre personnes de l’Est et de l’Ouest, ont lieu, même s’il n’est pas aisé d’établir des bases communes entre des personnes ayant grandi dans des réalités politiques très différentes. Le conseil des squatteureuses2 reste par exemple pratiquement entièrement entre les mains de personnes de l’Ouest. Les divergences de cultures politiques sont notamment marquées dans le rapport aux autorités: celles et ceux ayant vécu en RDA auparavant privilégient souvent les négociations parce qu’illes ont eu parfois de bonnes expériences dans le passé; celles et ceux de RFA considèrent la création de structures autonomes comme cruciale parce qu’illes n’ont aucun espoir dans les négociations avec le pouvoir.3
Peu d’intérêt des autorités pour les squats
Avec l’activité grandissante des néo-nazis dans les quartiers de Berlin-Est, beaucoup «d’activistes antifa» (de l’Ouest) décident de riposter. En avril 1990, plusieurs centaines d’autonomes de l’Ouest et de l’Est occupent douze maisons dans la Mainzerstraße, dans le quartier de Friedrichshain.
Les mois qui suivent sont marqués par une forte activité autour des nombreuses maisons squattées. Certain-e-s parlent même de «l’été de l’anarchie» à Berlin-Est. La Mainzerstraße devient un lieu de référence pour les autonomes à Berlin et à travers toute l’Allemagne. De nombreuses infrastructures sont mises en place: une foodcoop, une cuisine populaire qui sert des plats chauds tous les jours, autant pour les squatteureuses que pour de nombreuses personnes du quartier. Plusieurs bars sont ouverts toute la nuit, les rues ne désemplissent plus.
A bas le règne des hommes4
La maison Mainzerstraße 2 est une maison non-mixte femmes/lesbiennes. Quinze personnes y vivent, y tiennent un bar et un atelier de réparation de voitures. Pendant l’été 1990 se mettent en place des assemblées non-mixtes femmes/lesbiennes entre les squatteuses du quartier.
Dans un tract, elles déclarent: «Dans cette nouvelle Allemagne, nous sommes confrontées à une ambiance de plus en plus nationaliste, raciste et chauvine. Cela a des conséquences directes sur nos vies: la violence contre des femmes et des lesbiennes dans les maisons occupées et dans la rue augmente. Une agressivité généralisée contre ‘les gauchistes et les squatteurs’ se fait sentir de plus en plus dans nos quotidiens et nous sommes régulièrement attaquées par des bandes de mecs néo-nazis. La violence sexiste s’amplifie également. A l’habituelle et invivable drague permanente dans les rues, s’ajoute pour les femmes et les lesbiennes de l’Est un sexisme d’un nouvel ordre.
Suite à la chute du mur, l’Est est noyé par une vague de magasins pornographiques, de publicités qui appellent à la consommation par des images de femmes nues. A côté de ce sexisme qui saute aux yeux, nous sommes aussi confrontées à des attitudes plus subtilement sexistes dans nos propres cercles politiques de la part de nombreux ‘camarades’ hommes et de quelques femmes. Dans nos assemblées, on entend encore et toujours parler du seul ‘combattant’, du ‘squatteur’, on est confronté à l’agressivité habituelle dans les prises de paroles et dans les jugements des propositions stratégiques qui sortent de la ‘ligne’. Exiger des espaces non mixtes revient à se faire traiter de ‘fasciste’ et de ‘scissionniste’.
Pour riposter collectivement, nous voulons une assemblée non mixte. Elle pourra être l’endroit permettant de développer une position politique en théorie et en pratique, autour des occupations des maisons. Comment concevoir l’action dans une perspective à la fois antifasciste et féministe? Qu’en est-il de la violence politique? Nous rêvons de structures autonomes, de résistances malines et déterminées, de fêtes turbulentes et carabinées et de petits-déjeuners sans limites.»
Contre l’unification et les expulsions de maisons
A partir du 24 juillet 1990, le préfet de Berlin-Est s’engage officiellement à appliquer ladite «Berliner Linie» (la directive de Berlin-Ouest) qui prescrit la légalisation des maisons déjà occupées et la tolérance zéro pour toute nouvelle occupation.
Les habitant-e-s de la Mainzerstraße participent avec d’autres à une table ronde de négociations entre le Sénat de Berlin-Est et les squatteureuses et gagnent la réputation d’être les «plus politiques des politiques».
L’unification officielle des deux Allemagne – ou l’annexion – est programmée pour le 3 octobre 1990. Des opposant-e-s (autonomes mais pas seulement) organisent des journées d’action contre les célébrations prévues à travers toute la ville. Mais une fois de plus, les activistes ont l’impression de courir après les événements: les journées d’action sont mal préparées et ne trouvent pas de résonance au-delà des personnes déjà impliquées.
Néanmoins, les femmes de l’Union Autonome des Femmes (UFV)5 et des squatteuses se rencontrent et s’organisent ensemble pour une grande manifestation non mixte femmes/lesbiennes le 2 octobre.
Une deuxième manifestation contre l’unification le 3 octobre rassemble plus de 200.000 personnes – mais le processus de l’unification se poursuit.
A compter du 3 octobre, le chef de la police de Berlin-Ouest voit ses compétences s’étendre aux parties est de la ville. Le 2 novembre, il déploie de grands moyens pour expulser deux nouveaux squats. En réaction, les habitant-e-s de la Mainzerstraße érigent des barricades sur la Frankfurter Allee, un grand axe central proche des maisons. Deux jours d’affrontements violents entre les forces de police et les squatteureuses s’ensuivent.
Des personnes engagées dans les mouvements sociaux de l’Est – des femmes de l’Union Autonome des Femmes, des personnes du Nouveau Forum6 et d’autres – tentent de les rejoindre pour apporter leur soutien. Une femme de l’Est, proche de l’UFV, témoigne du décalage des pratiques en même temps que de sa volonté de se porter solidaire: «Nous étions venu-e-s pour du soutien, nous avons regardé les pierres voler au-dessus de nos têtes mais devant toute cette performance de lutte, toute cette ambiance qui va avec, nous ne savions pas trop comment faire. C’était du jamais vu pour nous, un autre univers.»
Le matin du 14 novembre, des unités de police de l’Allemagne nouvellement unie expulsent en force les maisons de la Mainzerstraße. Avec des cannons à eau, des hélicoptères, des gaz lacrymogènes et des armes à feu, plus de 4.000 policiers affrontent 500 autonomes qui défendent les maisons avec des cocktails molotov et des pierres. Un grand nombre de personnes sortent plus ou moins gravement blessées des affrontements, plus de 300 sont arrêtées. C’est le plus grand dispositif policier déployé dans l’histoire de l’Allemagne après-guerre et les habitant-e-s du quartier concerné – tout fraîchement intégré-e-s dans cet Etat qui a envoyé ses forces de police spéciales – ont du mal à croire ce qui se passe sous leurs yeux.
Dix mille personnes manifestent contre les expulsions. Plusieurs politicien-ne-s de l’Alliance90/les Verts quittent leur poste. Par la suite, plusieurs maisons sont légalisées, dont entre autres le Köpi.
Les femmes et lesbiennes de la Mainzerstraße 2 écrivent dans leur appel pour la manifestation qui suit ces événements: «Cette maison nous a offert l’espace pour des projets entre femmes/lesbiennes (un infokiosque, un bar, des archives et des ateliers). Nous avons voulu et voulons pouvoir nous confronter à cette société sexiste sans avoir les mains vides. Nous avons besoin de cette maison pour pouvoir nous défendre et pour vivre: nous allons y réaliser nos idées de vie collective entre femmes/lesbiennes. Nous avons lutté avec les autres habitant-e-s de notre rue contre les flics. Et ce n’est qu’un début.»
Aujourd’hui, il existe à Friedrichshain, à quelques rues de Mainzerstraße, une maison non mixte femmes/lesbiennes/trans avec une trentaine d’habitant-e-s. C’est une des dernières maisons anciennement et partiellement squattées dans le quartier. Dernièrement, une convention a été signée avec le nouveau propriétaire. L’histoire continue, il faut avoir les reins solides...
Ce sont surtout les femmes qui sont impétueuses
«Il y avait une lueur sur leurs visages et on entendait leurs rires à travers la nuit». L’écrivaine Julia Schoch note: «Un regard sur la fin de la RDA: ce sont surtout les femmes qui sont impétueuses. Comme si le courant de l’histoire, l’annulation de notre Etat, leur avait donné un argument pour une nouvelle vie à elles.» L’écroulement de cet Etat fut-il un terreau propice à l’explosion d’énergies féministes? Dans cette période de vacillement, de très nombreuses femmes ont été prêtes à changer de vie, pas seulement au niveau du système politique mais aussi dans l’organisation familiale et de toute leur vie quotidienne. Elle sont arrivées, avec valises, amantes ou enfants, sans forcément cultiver un esprit révolutionnaire, mais en se disant prêtes à bouleverser le sens des choses tout de suite, globalement et concrètement, puisque c’était le moment. Par ces prises de position à la première personne, «je lutte pour une autre société, je lutte pour une autre vie», elles se sont radicalement mises en jeu.
Nombreuses sont les batailles qui ont suivi et ont eu un impact et du sens, mais un constat douloureux persiste: les moments où des vies meilleures sont à penser à beaucoup, collectivement, paraissent terriblement courts, complexes et rares.
Et s’il arrivait que le pouvoir se mette à vaciller sérieusement, si une brèche s’ouvrait, que ferions-nous?
L’exercice de l’imaginaire utopique, «se raconter notre société idéale, déconnectée des conditions présentes», est pratiqué de temps à autre (rarement tout de même) dans les cercles contestataires anti-étatiques. Mais peut-être cet exercice prendrait-il plus de force si nous nous demandions: «qu’aurions-nous à proposer dans un cas de crise ou de faiblesse grave du système?».
Formulée ainsi, la nuance peut sembler mineure. Elle ouvre pourtant cette précieuse porte de la possibilité réelle, elle relie imaginaire et action.
Durant les événements de 1968, Charles de Gaulle s’est enfui en Allemagne pendant plusieurs jours, débordé par une situation que beaucoup qualifiaient de pré-insurrectionnelle. Des chefs d’état-major syndicaux et politiques témoignent, vingt ans après, de cette manifestation de plusieurs millions de personnes dans les rues de Paris, alors que de Gaulle avait disparu. Ils s’étaient sérieusement et concrètement posé la question de prendre l’Elysée mais n’avaient finalement pas appelé à le faire parce qu’ils se sentaient eux-mêmes dépassés par la situation, pas préparés. L’Elysée, symbole suprême de l’Etat, était prêt à être occupé, à être détruit. Si ces «leaders du mouvement social» s’étaient engagés sur cette voie, cela n’aurait peut-être pas permis, même dans le plus optimiste des scénarios, autre chose qu’une révolution bourgeoise ou un coup d’Etat du parti communiste. Toujours est-il que dans une période où la révolution semblait possible et imminente, personne d’autre ne l’a tenté non plus – certain-e-s l’ont-illes envisagé? Personne n’a voulu ou su saisir l’occasion d’accomplir ces gestes peut-être déterminants.
* voir Archipel No 175: TIMULT «Un journal où on prend le temps de se parler de luttes et de nos histoires, de dessiner nos questions, nos croyances, nos doutes, nos chocs, nos forces, avec ces bouts de féminisme, d’autonomie et de transformation radicale du monde qui nous portent. Il nous semble que les écrire est une force.»
- Ce passage s’inspire en grande partie des tracts publiés par la Maison des femmes/lesbiennes Mainzerstraße 2 et du film auto-produit Mainzerstraße, Sag niemals nie, de 1990.
- Ce texte est féminisé. Quand ce n’est pas possible de le faire en ajoutant un «-e», des mots rendant compte des deux genres ont été créés, tels que squateureuses, ou illes (pour elle est ils), etc.
- En RDA, le gouvernement, porteur de la ligne politique promettant un logement à chaque citoyen-ne se voyait confronté à une sérieuse crise de logement et «légalisait» plus facilement les squats discrets, devenus monnaie courante. La RFA par contre avait connu dans les années 80 une vague d’occupations politiques dans toutes les grandes villes et le gouvernement était en train de mettre en place une législation pour s’en débarrasser.
- Slogan inscrit sur une banderole sur le Tuntenhaus («maison des tapettes») dans la Mainzerstraße, une maison non mixte d’homosexuels avec un bar devenu mythique, le Forelle Blau. Le Tuntenhaus a déménagé par la suite à Prenzlauer Berg où il existe encore aujourd’hui.
- Unabhängiger Frauenverband der DDR, voir première partie de ce dossier dans Archipel No 179.
- Ce regroupement compte plus de 10.000 personnes au moment de la chute du mur. Il a été fondé en septembre 1989 et se définit comme «un regroupement politique associant des personnes de tous les métiers, milieux, groupes et partis avec l’objectif de rendre possible la participation à la discussion et à la prise en charge de problèmes cruciaux de la société».