Nous publions ici un entretien réalisé par Markus Bernhardt pour le quotidien allemand Junge Welt avec le professeur de science politique Wolgang Dressen*, membre du parti «Die Linke» (La Gauche), au sujet du changement de comportement de la droite militante en Allemagne, de la guerre et de la paix et de l’inflation de l’accusation d’antisémitisme.
M.B.: Le 3 septembre, les «nationalistes indépendants» veulent de nouveau manifester à Dortmund sous la bannière de la «journée nationale contre la guerre» afin de protester contre les «fauteurs de guerre internationaux, en particulier les Etats-Unis et leurs Etats vassaux». Que pensez-vous de cette mise en scène des néonazis qui se prétendent opposants à la guerre?
W.D.: Ils ont choisi le premier week-end de septembre pour leur journée contre la guerre parce que c’est en septembre 1939 que selon eux, le monde aurait déclaré la guerre à l’Allemagne. Ils reprennent l’argumentaire d’Hitler lors de son discours de 1939 dans lequel il menaçait «les juifs d’Europe de destruction» au cas où l’Allemagne serait de nouveau entraînée dans une guerre mondiale.
L’antisémitisme des néonazis est ouvertement affirmé dans leur propagande sur Internet au sujet de cette journée d’action quand ils désignent Israël comme la «centrale internationale génocidaire», et le «judéo-christianisme» comme responsable du «déclin des peuples». Dans ce contexte, les guerres actuelles sont interprétées comme la troisième guerre mondiale contre les peuples libres. En Europe, cette nouvelle guerre mondiale prendrait la forme d’un «ethnocide»: la destruction délibérée des peuples d’Europe par le biais de l’immigration et de la «batardisation». Contre cette menace, tous les moyens seraient légitimes.
Les soldats allemands en Afghanistan seraient manipulés. Dans leur appel, les néonazis les traitent «d’hommes de main de la grande finance», synonyme usuel de la «juiverie». Comme lors de la seconde guerre mondiale, ce seraient les Etats-Unis, dominés par la finance internationale, qui auraient mené une guerre offensive contre le reste du monde, et comme en 1939, il ne reste pas d’autre choix qu’une guerre de défense. Sur la page Internet des néonazis on peut lire: «Plus jamais de guerre après notre victoire». La «journée contre la guerre» des néonazis doit donc être comprise comme une déclaration de guerre ouverte.
L’apparence extérieure des néonazis évolue. Auparavant, le milieu était dominé par des esprits plutôt simplistes, au look skinhead, tandis qu’aujourd’hui, on trouve des gens qui ont l’air bien intégrés. Quels sont les dangers de cette «modernisation» des nazis?
Cette modernisation montre que les néonazis sont installés au sein même de la société. Ce ne sont plus uniquement des hooligans de droite qui suivent les appels de la droite musclée, mais aussi des gens tout à fait normaux, prêts à faire partie de notre société compétitive, ce qui est tout à fait conforme aux origines du nazisme. La grande surprise, après 1945, lorsqu’il s’est avéré que les bourreaux n’étaient que des gens «ordinaires», résulte d’une fausse interprétation de ce qu’a été le nazisme.
L’homme «ordinaire», prêt à trimer et à accepter l’autorité, isole et refoule ce qu’il ne peut pas se permettre puis le projette hors de lui-même comme «autre» et donc hostile. Le racisme naît de cette frustration. Il n’y a que l’«Arbeit macht frei» (le travail qui rend libre), mais dans le sens du travail salarié qui ne peut rendre libre que lorsque tout ce qui est «autre» a été refoulé. Dans ce sens, la «solution finale» voulait toujours également dire la destruction du Soi étranger.
La société néolibérale, avec son injonction coercitive à l’adaptation, dès l’école, pousse l’homme ordinaire à partir en croisade contre l’autre, incarnation de ce qu’il se refuse à lui-même, d’autant plus si sa propre adaptation aux contraintes ne lui apporte pas la réussite escomptée.
Depuis plusieurs années déjà, les néonazis tentent de reprendre et de s’approprier les codes et les contenus de la gauche. Avec succès?
Il s’agit avant tout d’une stratégie de déconstruction: les concepts de l’ennemi de gauche sont repris et inversés, comme on le voit par exemple avec la «journée contre la guerre». C’est une attaque sur le terrain de l’ennemi de gauche.
Le juriste nazi, Carl Schmitt, avait forgé le concept du «partisan politique» qui a été repris par les néonazis. Schmitt se référait aux luttes de libération contre les Français à partir de 1813, en particulier en Prusse, mais aussi aux guérilleros espagnols qui luttaient contre l’occupation française et en faveur des prérogatives féodales et cléricales. Dans les deux cas, il s’agissait d’une «guerre populaire», réactionnaire, contre la révolution française et contre l’émancipation sociale.
Cet exemple démontre que si la droite peut récupérer des concepts de gauche, c’est que la gauche utilise aussi des concepts de droite. L’utilisation a-critique du concept de «peuple», en tant que sujet de libération, c’est-à-dire l’utilisation de concepts tels que «guerre populaire» ou «guerre de libération des peuples» rend ces concepts éminemment récupérables. L’idée de «peuple» est une construction historique qui se situe entre romantisme et projection raciste réactionnaire, elle est contraire à l’idée de «nation», issue de la révolution française, qui est le résultat d’une libération politique. C’est sur ce concept de nation que la population d’Haïti s’est appuyée pour se libérer du colonialisme français, pas sur celui de peuple.
Ce sont également des concepts et des idées de droite qui sont repris dans des expressions telles que «capitalisme financier» et «parasite», considéré comme particulièrement abject. Cette argumentation moraliste se base sur la vision de droite qui distingue le capital qui «travaille» de celui qui «spécule»1, l’ouvrier qui travaille du spéculateur. Cette argumentation masque la véritable base capitaliste du salariat et de la survaleur. Cette moralisation est également récupérable par les néonazis et l’antisémitisme. Aujourd’hui, la gauche devrait analyser de manière autocritique ses propres concepts.
La mouvance néonazie de Dortmund est active dans tout le pays. Depuis des années, on déplore des attaques massives contre les logements d’antifascistes, contre les locaux des partis de gauche et des Verts et contre des cafés et des librairies alternatives. Comment a-t-on pu en arriver là dans une ville d’Allemagne de l’Ouest?
D’abord il semble qu’on ait affaire à des complicités jusque dans la société «normale». Un haut fonctionnaire de la ville, membre du parti social-démocrate, a donné le ton en participant à une manifestation néonazie. De plus, les néonazis peuvent se permettre d’attaquer des locaux des partis de gauche, de blesser ou même de tuer, car la police et les autres autorités ont des œillères à droite. Quand, par contre, des antifascistes veulent bloquer une manifestation néonazie, ils doivent s’attendre à une réaction particulièrement violente de la part du pouvoir. J’ajouterai que c’est peut-être une erreur de se contenter de réagir contre les néonazis. Les antifascistes ne devaient pas leur abandonner le terrain, ni pour leurs manifestations, ni pour leurs rencontres, ni ailleurs.
Des gens qui se considèrent comme de gauche ont cessé de thématiser la question sociale ainsi que le refus radical de la guerre. Certains approuvent même des actes guerriers et impérialistes au nom de la défense des «valeurs occidentales». En face, les néonazis recrutent parmi les jeunes au nom de l’antimilitarisme et du refus de l’occupation. Quelle est la responsabilité de la gauche?
J’aimerais vous parler d’une étudiante de la région de Saxe-Anhalt. Elle me racontait qu’elle était apolitique et que dans sa circonscription, le parti de gauche «Die Linke» était partie prenante du système corrompu. Que si elle devait s’engager politiquement, elle adhérerait aux «Freien Kamaradschaften» (les camaraderies libres, groupes d’extrême droite extraparlementaires). Elle poursuivait en proférant les slogans identitaires et les arguments antisémites et völkisch2 habituels. Cette étudiante est à prendre au sérieux: si le parti de gauche se contente de proposer une politique du moindre mal, il ne doit pas s’étonner que les gens se reconnaissent dans les slogans de droite.
La droite a toujours su transmettre une esthétique de la volonté. (…) C’est en partie à cause d’une interprétation fausse du passé nazi de l’Allemagne que des gens issus de la gauche défendent les guerres impérialistes actuelles. Cette interprétation personnalise les événements, en mettant l’accent uniquement sur quelques personnes, en les dissociant de leur contexte historique et social. C’est ainsi qu’on peut dénicher et combattre des «Hitler» partout sur la planète, la guerre impérialiste prenant ainsi des airs de guerre antifasciste. Pour contrer cette tendance, il faut renouer avec la confrontation avec le fascisme allemand et pas seulement avec des journées commémoratives. Cela manque beaucoup dans la majeure partie de groupes de gauche.
Même si beaucoup manifestent contre les provocations et la violence des néonazis, très peu d’analyses placent la montée de l’extrême droite dans un contexte social. La militarisation de la politique intérieure allemande, comme lors des manifestations antifascistes à Dresde, ne fait que très peu de bruit. Pourquoi?
C’est vrai que c’est étonnant. La manifestation contre les nazis à Dortmund en septembre est en train d’être préparée avec beaucoup de soin. En Rhénanie-du Nord-Westphalie sont implantées des bases militaires importantes: l’aéroport où sont basés les AWACS3 à Geilenkirchen ou l’aéroport central de Cologne-Wahn. Pourquoi le fonctionnement de ces bases n’est-il pas perturbé, au moins symboliquement? L’armée fait des tournées de propagande dans les écoles avec des officiers «jeunes», formés spécifiquement pour ce travail. Pourquoi ces partisans de la guerre peuvent-ils poursuivre leurs activités en toute tranquillité? Des industries d’armements importantes se trouvent dans ce Land, comme par exemple «Rheinmetall» à Düsseldorf. Comment peuvent-elles continuer leurs activités tranquillement, sans nécessiter de protection policière?
La gauche antifasciste n’a pas l’air très sérieuse avec son programme anti-guerre: s’il s’agissait vraiment d’empêcher la guerre, pourquoi ne pas le faire d’une manière plus offensive? Un effet secondaire de cette faiblesse est que les néonazis arrivent à marquer des points avec leur soi-disant programme anti-guerre.
Un autre point faible des divers groupes de gauche est qu’ils persistent à utiliser le concept d’extrémisme. On trouve encore ce terme dans les discours et les publications. Partout on parle de «l’extrémisme de droite», qui serait dangereux. Avec ce genre de discours, on fait miroiter l’illusion d’un centre politiquement correct qui serait menacé par les extrêmes. Cela ne correspond pas du tout au nazisme originel, pas plus qu’à la situation politique et sociale actuelle. Le fascisme était hier comme aujourd’hui une réaction du centre de la société dont la position de domination est menacée. Mais le fascisme a besoin d’un large soutien dans la population et c’est là que les groupes de gauche sont confrontés à un véritable problème.
Pour le comprendre, il faut revenir à la base psychique du racisme. Le psychanalyste Arno Gruen parlait de «la folie de la normalité», c’est à dire la normalité de l’homme, fonctionnant correctement, qui doit séparer et scinder de lui tout ce qu’il n’a pas le droit de se permettre. Ces exigences vont en augmentant dans cette époque de néolibéralisme au point de parvenir à un véritable dressage, dès l’école maternelle. On produit ainsi non seulement des citoyens dociles mais également des salariés consciencieux qui s’identifient à leur travail, indépendamment de son contenu.
Toutes les sphères scindées et séparées sont ensuite projetées dans la construction de «l’étranger» qui lui peut, soi-disant, se permettre tout ce que l’homme ordinaire, bien intégré, n’a pas le droit de faire. C’est la base psychique de tous les racismes et c’est ainsi que le «bon ouvrier» peut devenir raciste, car le «bon travail» dans la société bourgeoise reste le travail salarié qui ne peut se perpétuer sans le refoulement de divers aspects de l’individu. Le risque que le néonazisme gagne une large base sociale provient de cette attitude raciste de la «normalité» et non pas de «l’extrémisme».
Le conflit du Moyen-Orient a entrainé au sein de la gauche des scissions importantes qui l’ont fortement affaibli.
Le problème est ici encore que des gens de gauche reprennent des slogans de droite. En Allemagne, ceci prend la forme d’un soutien inconditionnel à Israël. Beaucoup de juifs sont choqués quand l’appel au boycott contre Israël, au moins en ce qui concerne les produits des territoires occupés, est critiqué par des gens de gauche sous prétexte que cela rappelle les campagnes des nazis «n’achetez pas chez le juif». Ces juifs ont aujourd’hui raison d’argumenter qu’en tant que juifs, ils ne veulent pas être identifiés à Israël. Ce serait du racisme, un renversement de l’antisémitisme.
Dans les années cinquante déjà, en Allemagne, le soutien a-critique d’Israël a souvent servi à occulter la confrontation avec les suites du nazisme. (…) Fondamentalement, il faut rappeler que, suite à la Shoah, les Allemands ont une responsabilité particulière face aux juifs. Cela veut dire qu’ils se doivent de toujours et partout lutter contre toute forme d’antisémitisme, mais également contre tous les racismes, y compris quand il est perpétré par le gouvernement israélien.
Dans le même contexte, ils ont également une responsabilité particulière par rapport aux Sinti et aux Roms, mais actuellement les Roms se font expulser d’Allemagne. Ceci n’est pas acceptable et devait être combattu de manière bien plus virulente par les antifascistes.
L’utilisation inflationniste de l’accusation d’antisémitisme n’existe pas qu’à droite, c’est aussi un phénomène qu’on trouve au sein de votre parti.
J’ai du lire et relire avant de croire ce que Georg Gysi4 a dit dans une interview du 17 juin 2011 au journal Neuen Deutschland: «Si aujourd’hui, en tant qu’Allemand de gauche, on accepte que les Allemands aient un Etat dans lequel ils sont majoritaires, je trouve inacceptable de devoir dire en même temps aux juifs qu’ils auraient uniquement le droit de vivre dans un Etat dans lequel ils seraient minoritaires.» Il faut lire cette phrase attentivement. Vu que Gysi met en parallèle «Allemands» et «juifs», il ne parle pas de ressortissants d’un Etat mais «d’appartenance à un peuple»; les migrants en Allemagne seront ravis d’apprendre qu’ils n’ont pas le droit de devenir majoritaire. Comment Gysi veut-il y parvenir? Par le contrôle des naissances, ou comment, alors? En Israël, 20% environ de la population ne sont pas d’origine juive, il faudrait qu’ils fassent attention à ne pas avoir trop d’enfants.
Cette argumentation völkisch est empruntée à la droite. La gauche ne doit pas s’étonner si des gens qui ont ce genre de convictions préfèrent se tourner directement vers l’original.
Peut-être que Gysi plaidait ici contre l’idée d’un Etat binational?
Dans ce cas, il faudrait se confronter plus sérieusement à l’Histoire. Il y a longtemps déjà, des sionistes de gauche tels que Martin Buber ou des communistes juifs proposaient un seul Etat sur le territoire de l’ancienne Palestine, dans lequel des Palestiniens et des gens d’origine juive pourraient cohabiter avec les mêmes droits, indépendamment de leur religion. La séparation en deux Etats renforcerait les tendances völkisch dans les deux espaces. L’expérience du nazisme devrait nous pousser à refuser toute solution völkisch, et nous voilà revenus au début de l’entretien: pourquoi les néonazis ont-ils un tel succès?
- Un des grands slogans nazis, le capital qui travaille étant représenté par l’ouvrier allemand, le capital qui spécule par le banquier juif.
- Le mouvement völkisch est un courant intellectuel et politique apparu en Allemagne à la fin du XIXème siècle pour désigner un conglomérat de personnalités et de libres associations qui ont en commun le projet de donner à l’ensemble des Allemands une spiritualité païenne. Pour les uns, le courant völkisch découle d’une vocation raciste, liée aux apports de la biologie et du «darwinisme social», pour d’autres, il représente un courant foncièrement antisémite.
- Système de détection et de commandement aéroporté (SDCA).
- Chef de la fraction parlementaire du parti de gauche «Die Linke».