De la contestation populaire qui dure au Chili depuis l’automne dernier nous parviennent de nombreux échos, nous en avions publié quelques-uns le mois dernier, en voici d’autres.
Javiera Paz, 25 ans
L’explosion sociale du 18 octobre a choqué tous les secteurs de la société. Elle présente des caractéristiques qui la différencient des autres grandes mobilisations des années de la transition chilienne vers la démocratie et des gouvernements de droite, le mouvement étudiant ou le mouvement contre les fonds de pension privés par exemple. Elle n’a pas un caractère sectoriel; l’hétérogénéité de son contenu couvre des tranches larges et diverses de la société; elle n’est pas une mobilisation organisée ou animée par un parti ou une organisation spécifique mais le produit de la spontanéité; elle n’a pas de revendications ou de contenu clairement délimités mais est l’expression d’un mécontentement et d’une fatigue générale face au rythme du travail, aux inégalités, à la politique traditionnelle, bref à la vie sous le système néolibéral. Au cours des premières semaines, des organisations telles que le Parti communiste chilien et la Fédération des Etudiant·es de l’Université du Chili ont réussi à orienter les revendications vers l’Assemblée constituante, dont l’initiative a été cooptée par le gouvernement et le parlement, en prenant soin de la vider de tout son sens populaire et en affirmant que cela ne se fera que par le biais de l’ancien parlement et des partis politiques ayant une représentation parlementaire. Ce processus institutionnel de mobilisation est très caractéristique de la politique menée depuis 20 ans par le Pacte de Concertation, qui consiste à déléguer les décisions politiques à une poignée d’experts, en privant la société de sa capacité de projection politique, sous prétexte de neutralité technique. Cette vieille tactique maintient le «divorce» qui existe entre la société et la politique, cette dernière étant confisquée par les élites et la classe des affaires, celle-ci étant la seule à pouvoir influencer la politique du pays. Malgré l’intensité de la mobilisation de ces derniers mois, la situation décrite précédemment n’a pas changé. La réponse du gouvernement a été de procéder à des changements palliatifs, comme le gel du coût des transports publics et l’émission d’obligations, par exemple. Le changement qui a été profondément ressenti est l’escalade de la violence étatique, qui se traduit par des violations systématiques des droits humains qui ont fait des centaines de morts, de viols et de mutilations. Bien qu’en général, la mobilisation cherche à générer des relations humaines qui ne soient pas utilitaristes et médiatisées par le marché, l’explosion sociale a été profondément androcentrique1, de sorte qu’il m’est personnellement impossible de prendre complètement part à ce qui se passe. La violence au niveau général a eu un impact beaucoup plus néfaste sur les femmes, puisque nous subissons des violences sexuelles à la fois de l’Etat et des acteurs institutionnels. L’exclusion des femmes de la politique et leur soumission ne se justifient qu’idéologiquement, car bien que nous soyons en majorité dans la population, les hommes nous considèrent comme minoritaires en importance et ils se réfèrent à notre participation comme à un quota, alors que nous ne le sommes pas, mais que nous sommes la mesure du monde. En regardant le monde avec les yeux des femmes, ce qui se passe, c’est la crise de la société matériellement construite par les hommes et promue par leurs valeurs masculines, qui sont les valeurs de la violence, du néolibéralisme et du parasitisme. Personnellement, je ne peux soutenir une nouvelle constitution que si tout ceci y est inscrit, et si elle reconnaît la différence sexuelle, c’est-à-dire si elle efface la prétendue égalité avec les hommes (en tant que principe développé par la bourgeoisie) et considère la violence basée sur le sexe. Sinon, la nouvelle constitution sera plus ou moins la même: un langage mort de la pensée androcentrée1.
Carlos L. Ayer, 35 ans
La vérité est que je n’ai jamais participé à des manifestations massives, pour des raisons familiales je suis plutôt solitaire, donc, je ne sais pas, je n’ai participé activement à aucune des 100 marches qui ont été menées massivement, mais plutôt à des choses ici dans le quartier. Je suis d’accord avec le mouvement et, à certaines occasions je l’ai dit clairement, en particulier face au discours pro-Ffaa2 et à celui des carabiniers, et ici, à la maison, nous avons parlé avec les enfants. En ce qui concerne la suite des manifestations, le fait est que le gouvernement n’a donné aucune solution concrète aux demandes, seulement des pansements sur des jambes de bois, des obligations et autres choses, plutôt cosmétiques, ainsi que parallèlement une criminalisation constante. Peut-être qu’une nouvelle constitution pourrait calmer la situation, cela et l’usure causée par une telle situation dans le temps. Quant à savoir si les groupes minoritaires ou dissidents sont unis dans la cause défendue par les manifestations, je pense qu’il y aura toujours des groupes qui voudront capitaliser sur le mécontentement et les frustrations du peuple. Je suis très prudent avec le terme «peuple» parce que la société chilienne est assez individualiste et divisée, Santiago elle-même est très divisée entre différentes classes sociales, le fantôme de Pinochet hante toujours ces lieux, et j’ai personnellement été effrayé par la militarisation du gouvernement, quand ils ont fait descendre les militaires dans les rues, c’était impressionnant, tristement impressionnant. Je vis dans un secteur assez calme, entre la Estación Central et Santiago Centro, il n’y a pas eu de pillage ici, mais dans d’autres parties de Santiago, Pudahuel ou Puente Alto par exemple, c’était vraiment le chaos, et la répression policière était démesurée. La répression se poursuit, les carabiniers ne respectent pas leurs protocoles, ils continuent à tirer sur les gens, l’eau du canon à eau contient des composants toxiques, il n’y a pas de dialogue possible avec eux. Je ne pense pas qu’il y ait une coordination avec les manifestations dans d’autres pays, c’est-à-dire que je vois les autres gouvernements un peu plus ouverts au dialogue, à l’exception de la Bolivie, mais, depuis trois mois que dure cette situation, il aurait dû se passer quelque chose. En ce qui concerne la raison pour laquelle la génération actuelle n’a plus peur, il y a d’un côté l’accès massif aux technologies qui aident à la diffusion des dénonciations et à l’enregistrement des témoignages et, d’un autre, des abus policiers qu’elle dénonce. En tout cas, je continue personnellement à constater l’impunité des autorités, le fait que personne ne se penche là-dessus, le chef des carabiniers reste en fonction tout comme le maire de la région métropolitaine. Quelle que soit la gravité de leurs actes, ils sont blindés et il n’y a eu ni mea culpa, ni autocritique de la part des autorités civiles ou militaires.
Gonzalo Espinosa Menéndez, 57 ans
Lorsqu’ont été imposés l’état d’urgence et le couvre-feu qui ont fini par se transformer en un «état de siège» illégal, comme nous allions le vivre cette nuit-là et celles qui suivront, j’ai cru que c’était une plaisanterie. Le soleil se couchait et je ne pouvais pas le croire car je savais que des gens allaient mourir cette nuit-là, tout comme cela s’était produit lorsque les militaires avaient été lâchés dans les rues, sous l’ancienne dictature de l’innommable assassin. C'était clair pour moi, quand j’étais adolescent, ce qui arrivait aux gens quand l’armée sortait pour réprimer. Nous, les indépendant·es, avons peu de liquidités et il y a eu des licenciements massifs depuis un certain temps déjà, mais on ressent la tranquillité de croire à nouveau à l’idée d’un pays peuplé d’êtres conscients au moins de leur esclavage et de là, projetant la libération, la construction ou ce que l’on pourrait appeler une société éthique. Les gens ne manifestaient pas avant parce qu’ils souffraient d’hypnose, juste comme ça, ils étaient drogués au «soma», comme dans le monde heureux de Huxley. Ici, tous les types de consommation étaient soutenus par le gouvernement de l’époque, par l’idéologie néolibérale selon laquelle si vous ne consommez pas, vous faites faillite, on ne vous apprend pas à économiser mais à consommer. Même les enfants ne croyaient pas au modèle de la société chilienne, ils ont fait un pas en avant et ont fini par dire «assez» avant qu’un adulte ne le fasse. La constitution de la dictature doit être détruite et il faut repartir de zéro. Elle était l’axe de la société esclavagiste moderne et de la prédation de l’oligarchie. Ce gouvernement ne fera rien de bon pour le peuple et les parlementaires honnêtes sont les moins nombreux; cette ignoble constitution sera maintenue. Le système de retraite et ce que nous devenons quand nous vieillissons est la clef de voûte de toute société.
Joao Brito, 30 ans
Ils n’ont jamais cessé de tuer des gens ici. Je ne pense pas qu’il y aura une nouvelle constitution, et s’il y en avait une, cela ne ferait pas une grande différence. J’ai l’impression que le cancer a déjà été inoculé à tout le monde, parce que c’est quelque chose qui va au-delà d’une constitution, c’est un quotidien malade qui nous a déjà fichu·es en l’air, j’ai l’impression. Il est difficile de savoir ce qui va se passer, car il y a une cause commune, mais pas une unité, j’ai l’impression que nous, les métis·ses, n’avons pas non plus d’identité propre. Contrairement au peuple mapuche, nous n’avons pas d’identité ni d’histoire, nous sommes le résultat d’un processus de syncrétisme qui a échoué, c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu de symbiose culturelle, mais plutôt un mouvement de recul et le renforcement d’une hégémonie qui se poursuit jusqu’à ce jour. Nous n’avons pas d’identité en tant que pauvres métis·ses, nous ne sommes ni mapuches, ni européen·nes, et nous avons toujours été dominé·es par des élites économiques et culturelles qui ont imposé un mode de vie qui n’est pas le nôtre. Le pire, un mode de vie anomique occidentalisé et lobotomisé.
Rayen Diaz Gonzales, 30 ans
Le gouvernement ne veut pas accepter que la révolution du 18 octobre est la conséquence d’années d’abus de la part de l’Etat. Dès que les Chilien·nes se sont révolté·es contre le gouvernement de droite, la violence des policiers envers les manifestant·es est devenue totalement démesurée, alors que les sanctions envers les responsables de cette violence sont vraiment absurdes par rapport à celles des manifestants. Bien que il y ait une grande partie de la population qui appuie le mouvement social actuel, ceux qui s’y opposent montrent leur pire côté. A partir de mon expérience personnelle en tant qu’identité LGBTIQ+, je constate de plus en plus d’épisodes de discrimination, pouvant aller jusqu’à des agressions physiques envers des personnes de notre communauté. Il reste encore beaucoup à faire en terme de coordination entre les différents agents d’opposition pour faire face à la droite chilienne. Il ne faut pas oublier que la presse standardisée joue un rôle fondamental en essayant de distraire l’attention d’une partie de la population pour affaiblir le mouvement social. Pourtant, les manifestations n’ont pas l’air de cesser et on dirait que le scénario est encore assez favorable pour celles et ceux qui désirent de grands changements sociaux au niveau du pays. Le fait de vivre le mouvement social chilien en tant qu’identité trans a été très dur, j’ai dû m’habituer à d’autres horaires, routines, maintenant j’essaie de ne pas déambuler dans la rue après 23h, tenant compte de la difficulté pour se déplacer en autobus. Honnêtement je ne m’attendais pas être vivante pour voir cette révolution et j’en suis contente, mais il faudra beaucoup de temps pour trouver des solutions aux revendications sociales, surtout avec l’intransigeance du gouvernement chilien. S’il n’y a pas de véritable union du peuple, on trouvera difficilement des solutions. Propos recueillis à Santiago du Chili par Paloma Matus de la Parra
- L’androcentrisme est un mode de pensée, conscient ou non, consistant à envisager le monde uniquement ou en majeure partie du point de vue des êtres humains de sexe masculin.
- Ffaa: Fuerzas armadas Chilenas, sorte de milice politique à la solde du pouvoir.