Nous avons rencontré Jean Robert pour la première fois lors d’une conférence à Delémont, dont le titre aux connotations illitchienne, «La circulation véhiculaire, radiographie de la contreproductivité industrielle»* nous avait intrigués. Il s’est avéré que M. Robert avait effectivement été un proche collaborateur d’Ivan Illitch, et qu’il réside toujours aujourd’hui au Mexique ou il a suivi avec intérêt le soulèvement zapatiste. (1ère partie)
A la mi-août de cette année (2013), j’ai vécu une expérience émouvante. D’une certaine manière, ce fut un voyage dans le temps, à la fois dans le passé et vers l’avenir. Un passé encore vivant dans la mémoire d’un peuple qui se libère, pas à pas, d’une certaine temporalité moderne unidimensionnelle. Un avenir où il y a la place pour d’autres mondes possibles. Selon le concept moderne du temps, tout ne change que pour se conserver à l’identique, un objet de valeur soumis à une loi unique, la loi de la rareté, fondement de l’économie capitaliste- y en a-t-il une autre? Ce qui est condamné à changer, c’est ce qui n’est pas encore économique et qui disparaît en le devenant: les traditions, les coutumes, la dignité: tout ce que la «modernisation» et 1'»occidentalisation» condamnent à mourir. Le présent moderne n’a pas de référents sensibles, concrets; il est souffert plus que vécu. Au contraire, quand hier illumine la vision de demain, le présent acquiert une nouvelle profondeur. Le pas de l’homme laisse à nouveau des traces sur le sol atavique. Cette réappropriation par un peuple de son temps et de son histoire est la première chose qui m’a ému.
La modernité est amorphe et fluide, mais ici, ses eaux, comme dans un gué, sont moins profondes et du fond émergent quelques pierres qui offrent un appui au pied, signe que nous nous trouvons sur les marges de la modernité, dans une zone de résistance à ses flux dévastateurs. Seconde impression forte: voici un peuple, refoulé vers les marges depuis des siècles, qui se lève, y crée un espace vital et les rend par là hospitalières.
L’hospitalité des marges J’ai vécu cette expérience comme l’immersion dans une histoire nourrie par une tradition vivante, reconstruite comme une possibilité qu’il faut qualifier d’a-utopique parce qu’elle devient réalité sous nos yeux. Pour les invités, ceux qui arrivèrent du dehors, cette expérience est une espérance. Plus qu’un exemple – parce qu’elle est inimitable – elle est la preuve qu’un autre chemin est possible, mais qu’il faut l’inventer. Un espoir qui, si nous le partageons, peut devenir un projet. J’en suis sorti avec l’impression, difficile à préciser, que c’est ici où je vis qu’il faut oser initier du nouveau.
On entend dire que rien ne résistera aux flux dévastateurs de la modernité. Il n’y aurait plus de point d’appui, rien ne donnerait plus prise à la main et plus de sol sous les pieds, qui ne rencontreraient plus que du vide ou au contraire une chape de béton trop dure pour porter aucune trace. Et voici un peuple en résistance contre cet effacement de toute trace et cet emportement loin de tout terroir, loin de la fumée du feu matinal et des galettes de maïs autour de l’âtre. La modernité est liquide, comme le dit un fameux sociologue1. Il dit aussi que, liquide, elle l’est très visiblement dans ses flux migratoires, ces arrachements, par foules entières, de personnes à leur territoire, sans précédents avant le siècle des guerres mondiales. Mais elle est dure aussi, à la fois liquide et dure, comme un mollusque dont la partie vivante serait liquidée pour que ne subsiste que la coquille. La modernité réellement existante – on peut l’appeler capitaliste – est non seulement liquide mais aussi liquéfiante: elle broie tout ce qu’elle touche. En Europe, elle a liquidé les cultures pré-modernes, comme par exemple la vieille culture paysanne, l’empêchant de se refonctionnaliser, et elle a transformé les paysans déracinés en étrangers en leur propre pays. Dès après la seconde guerre mondiale, entra en gestation un monde dans lequel l’immigrant, homme sans qualités, uniquement doté d’un vague droit de rester en vie, est aujourd’hui en passe de devenir le modèle du citoyen. L’Etat put ainsi se transformer en un administrateur de la survie d’immigrants généralisés.
Un peuple en résistance est nécessairement, aujourd’hui, un peuple qui ne veut pas émigrer et, moins encore, être réduit à la condition d’immigrant dans son propre pays. C’est pourquoi il résiste aux mirages des villes lointaines et refuse les aumônes de l’Etat, qui feraient de lui un mendiant dans sa propre maison. C’est un peuple qui ne veut pas abandonner ce qu’il a, ce qui est peu mais fondamental, et ce qu’il sait pouvoir, qui est beaucoup. Pour nous, les invités à cette célébration de l’espérance concrète, ce fut une fenêtre ouverte sur des possibilités nouvelles dans un pays dont on dit trop facilement qu’il est en train de s’effondrer. Cesser de se plaindre de la destruction des réseaux sociaux. Tisser de nouvelles relations et en restaurer d’anciennes là où nous vivons.
Plutôt que d’attendre une aide du gouvernement ou une hypothétique grande révolution, voici un peuple, un groupe d’hommes et de femmes qui décidèrent, sur leur territoire – dans leur terroir – de reconstruire un monde depuis les fondements. Non en partant de zéro, non, mais des pierres des rivières et du sol ancestraux, sous leur pieds, c’est-à-dire de tout ce qu’ils ont: un solide sens commun paysan, des savoirs de subsistance ataviques centrés sur la milpa2, le champ de maïs arrosé par les pluies saisonnières, la coutume, la langue autochtone, les arts de la concertation et de l’écoute mutuelle et une capacité de résistance aguerrie par cinq siècles de pratique clandestine de leur culture. Et ici, où je vis d’habitude, qu’avons-nous et que pouvons-nous construire?
Un peu de l’histoire des zapatistes Pour que mon histoire soit intelligible aux yeux de lecteurs non mexicains, il faut esquisser une histoire sommaire du groupe qui nous invitait, bras civil de l’EZLN, ou Armée Zapatiste de Libération Nationale. Ce sigle a surgi à la une des journaux le 2 janvier 1994, puisqu’au Mexique, les journaux ne paraissent pas le 1er janvier. Armés de fusils à crosse de bois, des indigènes des principales ethnies du Chiapas ont investi militairement cinq chefs-lieux, dont San Cristobal. Le matin de Nouvel An, les touristes déambulant sur la place de la Belle Jovel, comme San Cristobal est appelée en langues indigènes, ont assisté au premier discours public, prononcé depuis le balcon du Palais Municipal, d’un homme au visage couvert d’un passe-montagne qui se présentait comme le sous-commandant insurgé Marcos, alors porte-parole et interprète des zapatistes. Empreint d’un humour décapant qui annonçait le style de notable qualité littéraire qui sera celui des centaines de communiqués et des livres diffusés par Marcos au cours des dix ans qui vont suivre, ce discours fit éclater de rire les touristes qui purent le comprendre. Las, Monsieur le Président du Mexique ne fut sensible ni à cet humour ni, plus tard, à la qualité littéraire des pamphlets zapatistes. Pour lui, les insurgés du Nouvel An étaient des trouble-fête qui ruinaient l’effet de son cri de victoire, en l’occurrence l’annonce de l’entrée du Mexique dans l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economiques (OCDE), club de pays prétendus riches ou en voie de le devenir, dont le Secrétaire Général est actuellement ce même Angel Gurria qui fut Ministre des Affaires Etrangères (Secretario de Relaciones Exteriores) du Mexique de 1994 à 1997. Gagnant du temps grâce à la torpeur des policiers et soldats après le réveillon, les occupants zapatistes, avec leurs armes toutes symboliques, purent tenir quelques jours au terme desquels, le Président mexicain, à l’époque Carlos Salinas de Gortari, déclencha sur eux les déluges de feu de l’artillerie lourde. Jour après jour, la presse, la radio et la télévision établissaient le décompte des morts et publiaient des photos insupportables. Cela motiva bientôt ce qui ne s’était jamais vu au Mexique, un mouvement de solidarité de la société civile des villes avec le basta! des paysans indigènes révoltés. Après une dizaine de jours, Salinas n’a pu faire autre chose que de se plier au verdict de la vox populi et ordonner le cessez-le-feu. Commença alors l’époque des Dialogues dans la Cathédrale, lire la cathédrale de San Cristobal, où des représentants de l’EZLN entrèrent en dialogue avec des émissaires du gouvernement, des observateurs de la société civile et des membres de la Presse. Ces dialogues aboutirent, après plusieurs années, à un projet de loi indigène qui fut finalement foulé aux pieds par le gouvernement, avec lequel les zapatistes interrompirent tout accord jusqu’au respect de la loi définie d’un commun accord. Depuis le soulèvement, les communautés zapatistes se réorganisaient internement sans aucun appui gouvernemental. En 2003, année de fondation des caracoles3, sièges des Juntas de Buen Gobierno, elles se dotèrent d’un gouvernement autonome – dont les organes sont les conseils de communauté, les conseils municipaux et les assemblées de bon gouvernement –, de leurs propres écoles et cliniques et même de leurs propres banques.
* Voir Archipel No 112, janvier 2004.
- Zygmunt Bauman est un sociologue polonais, un des penseurs majeurs de l’Ecole postmoderne et l’auteur entre autres de Le présent liquide, Seuil, 2007.
- Système traditionnel de culture intercalaire de maïs, de haricot de Lima, le haricot commun, et de courge, pratiqué par les agriculteurs maya sur brûlis pour de petites parcelles de légumes.
- Nom donné aux cinq communes autonomes, gérées par des Conseils de bon gouvernement.
Lectures utiles:
Ivon Le Bot, Le Rêve zapatiste, Paris: Seuil, 1997.
Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris: Champs-Flammarion, 2005.
Sous-commandant Marcos, Saisons de la Digne rage, préface de Jérôme Baschet, Paris: Climats, Flammarion, 2009.
Sous-commandants Moises et Marcos, Eux et Nous, Paris: Editions de l’escargot, 2013 (encore à paraître en sept. 2013).