La tradition anarchiste a toujours été internationaliste. Nous voulons un monde sans frontières, sans les absurdités qui divisent et qui constituent la plupart des nationalismes à drapeau. Nous partageons un engagement intellectuel pour comprendre le monde au-delà de nos propres contextes géographiques et socioculturels limités, en prônant une conception globale de la liberté totale pour tous et toutes. Beau-coup d’entre nous ont vécu dans d’autres pays; nous avons des amis, de la famille et des relations dans le monde entier. Traverser les frontières est quelque chose que nous faisons. Nous avons tous été frap-pé·es par l’importance de mots écrits à l’origine dans des langues que nous ne parlons pas nous-mêmes, et qui reflètent des luttes qui se sont déroulées dans des contextes très différents du nôtre.
Les nationalistes d’aujourd’hui veulent un internationalisme qui leur est propre. À l’heure ac-tuelle, le mouvement d’extrême droite mondialisé s’inspire des «camionneurs du Canada». Des appels ont été lancés pour imiter les événements d’Ottawa dans d’autres capitales, notamment Bruxelles, Washington DC et Canberra. Il est donc crucial que les gens partout dans le monde comprennent ce qui se passe ici au Canada.
Au cours des dernières années, l’activisme de droite et le populisme de la majorité blanche se sont répandus très largement grâce à des mèmes1 à haute vélocité. L’un des antécédents impor-tants du moment actuel au Canada a été le mouvement des «gilets jaunes» en 2019, inspiré par (une vue idéologiquement réfractée d’) un soulèvement social décidément plus hétérogène en France. Le point culminant des efforts des gilets jaunes canadien·es a été le convoi de camion-neurs «United We Roll» arrivé à Ottawa le 19 février 2019. Il faut également dire – sans accepter l’idée ridicule que tout ceci n’est que de l’agitation extérieure – que le mouvement actuel doit une partie de son succès à d’importantes infusions d’argent et de soutien de la part de la droite amé-ricaine.
Le «convoi de la liberté»
Après l’arrivée du «convoi de la liberté» de 2022 à Ottawa le 28 janvier, il a fallu attendre plus d’une semaine avant de voir apparaître les premiers écrits anarchistes sur le sujet. Il a été diffi-cile de trouver des informations crédibles, même pour moi qui ne suis qu’à deux heures de route. Je n’ai moi-même pas su ce qui se passait jusqu’à ce que les médias commencent tardivement à rapporter qu’un convoi se dirigeait vers l’Est; il m’a fallu quelques jours de plus pour saisir l’importance de ce qui se passait.
Que vous sachiez différencier Louis Riels et René Levesques n’est pas essentiel pour comprendre ce qui se passe ici. Sur le plan économique, culturel et géopolitique, la société de colonisation du Canada est une annexe de la société de colonisation plus vaste des États-Unis. Pour l’instant, les États-Unis restent la superpuissance dominante du monde – bien que les choses s’y soient polari-sées, c’est le moins qu’on puisse dire. On a parlé de guerre civile en 2020 et l’avenir s’annonce tout aussi tendu.
Beaucoup ont fait valoir que «guerre civile» n’est pas le terme approprié pour ce que certain·es anticipent. «L’émiettement» est un terme alternatif qui gagne en popularité. Quel que soit le nom qu’on lui donne, il est certain que le terrain se déplace à mesure que les crises prolifèrent et que les systèmes critiques atteignent leur point de rupture. Réfléchissons à ce que cela signifie pour nous.
Retour en arrière
Novembre 2016: Donald Trump remporte l’élection présidentielle américaine. Cela a des répercussions immédiates au Canada, enhardissant divers groupes qui s’opposent à l’»immigration de masse» et à l’islam – notamment La Meute (The Wolfpack) au Québec. Le 29 janvier 2017, six personnes sont tuées et cinq autres blessées dans un attentat commis par un loup solitaire contre une mosquée dans la banlieue de Québec.
Novembre 2018: le mouvement des gilets jaunes débute en France, suscité par le rejet populaire d’une nouvelle taxe sur le carburant. Le mouvement est hétérogène dès le départ, incluant une importante composante de droite-populiste, mais la race et l’immigration sont des préoccupations secondaires et tertiaires à côté du coût de la vie. Au-delà des frontières de la France, cependant, les militant·es de droite ouvrent la voie en s’appropriant l’iconographie du mouvement français. Cela se produit également au Canada. Ironiquement, les «gilets jaunes» canadien·nes sont un phénomène majoritairement anglophone, avec plus de 100.000 membres dans le groupe Facebook. Fin janvier 2019, iels établissent une présence constante dans les rues de Hamilton, Edmonton et quelques autres villes, principalement sous la forme de rassemblements hebdomadaires allant d’une trentaine d’irréductibles à quelques centaines de temps en temps. Les préoccupations communes sont l’islam, l’immigration, la prétendue tyrannie de Justin Trudeau, la sécurité de la frontière et l’avenir de l’industrie pétrolière et gazière dans l’ouest canadien, les participant·es réclamant de nouveaux pipelines axés sur l’exportation de l’Alberta vers toutes les côtes possibles. Février 2019: le convoi de camions United We Roll part de Red Deer, en Alberta, le 14 février, et arrive à Ottawa le 19 février. Les manifestant·es repartent dans l’après-midi du lendemain. Iels n’étaient alors que quelques centaines, avec moins de 200 «semi-remorques, plateaux et camionnettes» selon les partisan·es. Néanmoins, iels bénéficient d’une couverture médiatique surdimensionnée par rapport à des manifestations nettement plus populaires à Ottawa.
Octobre 2019: le Parti libéral de Justin Trudeau remporte le plus grand nombre de sièges lors des élections générales, mais il perd la majorité absolue, ce qui nécessite une alliance avec des petits partis. Les provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan sont uniformément représentées par des parlementaires conservateurs. Cela suscite l’indignation de l’extrême droite et l’enregistrement d’un nouveau parti politique Wexit Canada (qui sera plus tard rebaptisé Maverick Party) qui vise à créer un État indépendant dans une partie ou la totalité de l’ouest canadien.
Mars 2020: les différentes composantes de l’État canadien commencent à mettre en œuvre des mesures d’urgence concernant la pandémie de COVID-19.
Avril 2021: le Québec est la seule juridiction nord-américaine à avoir imposé un couvre-feu à sa population. Le 11 avril, après avoir été précédemment assoupli de 90 minutes, le couvre-feu doit reprendre à partir de 20 heures. Un appel circule sur Instagram, Snapchat et d’autres plateformes pour se montrer dans le Vieux-Port de Montréal afin de défier le couvre-feu. Les comptes associés à la sous-culture du graffiti sont les premiers à relayer l’appel, mais c’est Rebel News qui le reprend, un organisme canadien d’agit-prop d’extrême droite qui a des journalistes sur le terrain, notamment dans les quartiers juifs orthodoxes. Il s’agit d’une fête de rue réunissant quelques centaines de personnes, des feux d’artifice, des feux de poubelles, de la musique forte et une absence de masque (relativement sûre, en plein air). La plupart des participant·es à l’événement sont vraisemblablement des résident·es de Montréal et de ses environs. Malgré les discours contraires des journalistes qui n’y assistent pas, l’événement est multiracial, avec probablement une majorité de personnes de couleur. Les adolescent·es et les jeunes hommes sont représentés de manière disproportionnée parmi les participant·es.
On ne sait pas exactement quand les actes de vandalisme et d’incendie criminel les plus ostentatoires commencent, mais vers 21 heures, la police anti-émeute entre en scène pour fermer la fête, dresser des contraventions et procéder à des arrestations – bien qu’en fait, elle n’en fasse aucune. Les jours suivants, un certain nombre de personnes, en particulier les jeunes, tentent de défier le couvre-feu de manière collective ou individuelle. Une jeune fille explique qu’elle va continuer à défier le couvre-feu «tous les jours».
Septembre 2021: Trudeau remporte une nouvelle élection canadienne. L’équilibre du pouvoir au Parlement ne change pas du tout, mais il y a un développement alarmant: le Parti populaire du Canada (PPC) – le projet de vanité du politicien conservateur mécontent Maxime Bernier (qui avait failli devenir chef du Parti conservateur en 2017) et, depuis sa fondation, l’option électorale la plus crédible pour l’extrême droite anti-immigration au Canada – multiplie par deux sa part du vote, sans toutefois gagner de sièges. Le CPP, en effet, est devenu la force politique la plus en vue contre les lockdowns et les obligations vaccinales. Certaines personnes achètent ce qu’iels vendent.
Décembre 2021: alors que de nombreuses personnes pensent que la pandémie touche à sa fin, la vague omicron commence. Le premier soupçon d’une idée de convoi vers Ottawa émerge, apparemment parmi quelques personnes aux affiliations diverses, anti-vaccins, nationalistes blanches et séparatistes occidentales, organisées sous le nom de Canada Unity.
15 janvier 2022: entrée en vigueur de l’obligation vaccinale pour les travailleur/euses des transports qui traversent la frontière entre les États-Unis et le Canada.
22 janvier: le convoi part de Prince George, en Colombie-Britannique, et se dirige vers l’Est en direction d’Ottawa. Il y aurait environ «1200 camions et autres véhicules» au moment où le convoi atteint Winnipeg le 24 janvier, mais les chiffres réels sont difficiles à estimer. Des convois de solidarité partent ensuite du sud de l’Ontario et de la Nouvelle-Écosse. On rapporte qu’un ou deux convois pourraient aussi venir des États-Unis, mais cela ne se confirme pas.
Le 28 janvier: les premiers camions arrivent à Ottawa. Dès le premier soir, la manifestation est extrêmement bruyante. Elle ne cessera de s’amplifier.
Le 29 janvier: d’autres camions arrivent à Ottawa. Certain·es des participant·es harcèlent les personnes masquées et les travailleur/euses des services locaux, et profanent les monuments du centre-ville d’Ottawa. Le poste frontalier de Coutts, en Alberta, qui fait face à Sweetgrass, au Montana, est le théâtre d’un blocus. Il est toujours en place au moment où nous publions ce texte.
5 février: une contre-manifestation à Vancouver est la plus grande mobilisation contre une protestation de convoi à ce jour, certainement en dehors d’Ottawa. En réalité, elle n’est pas si importante. Les gens font de leur mieux pour bloquer le convoi. D’autres manifestations contre les convois ont lieu dans diverses villes du pays.
Le 7 février: un juge décide que les manifestant·es ne peuvent pas klaxonner pendant dix jours. Bien que les choses se calment un peu, les klaxons sont néanmoins nombreux. Des manifestant·es bloquent le pont Ambassador entre Detroit et Windsor.
10 février: les manifestant·es établissent un autre blocus entre Emerson, au Manitoba, et Pembina, au Dakota du Nord. Il reste en place au moment où nous mettons sous presse.
12 février: d’autres rassemblements ont lieu à travers le pays, attirant généralement des centaines de personnes, dont un à Montréal et un à Halifax. Les anarchistes participent à des contre-manifestations – avec des taux de participation plus faibles – à ces deux occasions. Un autre blocus est mis en place au poste frontière entre Vancouver et Seattle.
13 février: après une opération de plus de 24 heures, la police dégage le blocus du pont Ambassador. Pourquoi la situation à Ottawa a-t-elle duré si longtemps?
Aucune des théories suivantes n’est entièrement satisfaisante, mais voici quelques-unes des ex-plications possibles de la raison pour laquelle la police a permis à l’occupation de se poursuivre.
Théorie 1: La police d’Ottawa est un instrument raciste de la loi coloniale et suprématiste blanche. [...] Oui, c’est vrai. Mais c’est les rudiments de l’anarchisme. Bien qu’il s’agisse d’un contexte important à se rappeler, en soi, il ne fait pas grand-chose pour expliquer la situation à Ottawa ou ailleurs.
Théorie 2: les autorités craignent une flambée de violence chaotique et un bain de sang. Mais […] depuis quand l’État se soucie-t-il que les gens soient blessés? Avant le raid du 19 novembre sur le camp de Coyote, les médias ont fait un battage médiatique sur la présence d’armes et de citoyens américains («agent·es étrangers») dans le camp. Dans ce cas, c’était la justification de l’État pour l’escalade. Bien sûr, les manifestant·es moyen·nes du convoi ont plus en commun avec la police que la cible moyenne de la violence policière (voir la théorie 1).
Il est possible que des armes lourdes soient à la disposition de certains manifestant·es, qu’elles soient stockées dans les camions ou ailleurs. Il est clair qu’un grand nombre de participant·es ont reçu une formation policière ou militaire. Je serais choqué qu’il n’y ait pas quelques Américain·es impliqués. [...] En faisant preuve d’un cynisme approprié, je pense qu’il est juste de dire que la plupart des politicien·es et autres fonctionnaires calculent que leur carrière sera compromise si les décisions dont iels sont responsables provoquent un acte mortel ou autrement scandaleux.
Théorie 3: le gouvernement Trudeau est incompétent, l’État a perdu sa capacité à gouverner, il y a des problèmes de «chaîne de commandement». [...] La seule erreur évidente de la part de la police et du gouvernement a été de permettre au convoi d’entrer à Ottawa. En février 2019, la dernière fois qu’un convoi de camions de droite a roulé dans la ville, tout était terminé en moins de 48 heures sans trop d’histoires. Peut-être que cela a donné aux autorités un faux sentiment de sécurité, ou peut-être que nous devons revenir à la théorie 1 – que les flics sont de connivence avec les fascistes.
Théorie 4: une théorie conspirationniste circule selon laquelle les libéraux au pouvoir veulent que la situation à Ottawa et les blocus frontaliers se poursuivent parce que certain·es politicien·nes conservateur/trices soutiennent le mouvement. La logique est que cela fournira du matériel que les libéraux pourront utiliser pour battre les conservateurs lors de nombreuses élections à venir.
Une autre théorie veut que cela se produise à la demande des «intérêts des entreprises», en particulier celles liées à l’industrie pétrolière et gazière. Les antivax sont aussi des climato-sceptiques, et les occupant·es d’Ottawa ont fait beaucoup de déclarations alarmistes au sujet de futurs «lockdowns climatiques». [...] Dans le système actuel, il n’y a probablement plus de voie électorale vers un parlement canadien en exercice qui fournirait les conditions idéales pour le pétro-capitalisme (c-à-d, pas de taxe sur le carbone, des approches encore plus sévères à l’égard des camps et des activités anti-développement, et ainsi de suite). Cela pourrait représenter des pétro-capitalistes expérimentant une autre approche.
Mais en définitive, tenter d’expliquer la situation s’apparente à la tentative des sociologues d’expliquer le soulèvement de mai 1968 en France. En elles-mêmes, nos théories ne changeront pas ce qui se passe. La question est de savoir ce que nous devons faire à ce sujet.
Nous ne devrions pas appeler ces gens des «camionneurs»
L’industrie du transport est menacée depuis longtemps déjà. On suppose qu’à un moment donné, l’automatisation – c’est-à-dire les véhicules à conduite autonome et les drones de livraison – deviendra le nouveau moyen de livrer des marchandises d’un endroit à l’autre. Cela réduira consi-dérablement le besoin en travailleur/euses humains qui conduisent les gros camions, voire l’éliminera complètement. Le symbole du «camionneur» pourrait être la réaction raisonnable pour un problème auquel sont confrontés de larges segments de la classe ouvrière dans son ensemble. Au Canada, comme beaucoup l’ont fait remarquer, la grande majorité des camionneur/euses est déjà vaccinée. Environ une personne sur cinq employée dans l’industrie est sud-asiatique, et il y en a davantage qui ne sont pas blancs et/ou qui viennent d’autres pays. Le convoi, l’occupation et les blocages et rassemblements ne sont pas du tout représentatifs des «camionneurs». Certes, il y a des camionneur/euses impliqué·es, mais parlons-nous de personnes qui travaillent dur et qui ont été licenciées à cause de leur statut vaccinal? Ou de celles qui possèdent des entreprises de transport – des capitalistes disposant de flottes de gros camions et de temps libre? [...]
La semaine dernière, l’émission de radio et le podcast anarchistes From Embers ont interviewé un anarchiste syndiqué, employé dans l’industrie du transport, qui a parlé avec une certaine pers-picacité de l’aspect «travail» de cette question et du degré d’adhésion réelle des «camionneurs» en tant que classe. La personne interrogée a notamment mentionné le Naujawan Support Network, une initiative née en partie des efforts locaux pour soutenir les manifestations des agricul-teur/trices en Inde, mais axée sur les problèmes locaux, notamment le vol des salaires par les employeurs des camionneur/euses de la région de Peel, un centre logistique majeur de la région du Grand Toronto et du Canada dans son ensemble.
Ne vous méprenez pas: je ne pense pas que les travailleur/euses exploité·es dont les médias d’État ne parlent que maintenant soient les «vrais» camionneur/euses, pas plus que celles et ceux d’Ottawa. Quiconque a fait beaucoup d’auto-stop sur ce continent sait que nombre de camion-neur/euses passent beaucoup de temps seul·es à écouter des émissions de radio – ou, de nos jours, des podcasts et des livestreams – qui amplifient certaines idées assez folles. L’administration Biden a également imposé un vaccin aux camionneurs entrant aux État·es-Unis. Si l’on garde à l’esprit que certains camionneurs sont des chef·fes d’entreprise, et non des travailleur/euses, je pense que les choses pourraient être très différentes si le convoi américain prévu réussit.
- Extraits d’un article plus long du correspondant à Montréal de CrimethInk: https://fr.crimethinc.com.
- Élément culturel ou comportemental qui se transmet d’un individu à l’autre par imitation ou par d’autres moyens non génétiques, de nos jours le plus souvent par internet et les réseaux sociaux.