Les éditions L’Echappée ont récemment traduit et publié le livre de Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences1. Voici une note de lecture qui expose quelques réflexions et critiques sur la science moderne qui ont échappé à l’auteur de ce pourtant fort intéressant ouvrage. Ce qui est vraiment surprenant au point d’en être déconcertant, c’est que l’auteur, tout au long du chapitre 6, retrace la genèse historique de la science moderne à partir du XVIIème siècle, en soulignant justement son caractère profondément conservateur dans le contexte politique et social de l’époque. En effet, suite à l’échec de la Révolution Anglaise (env. 1640-1660) qui suscita des aspirations sociales égalitaires et politiques démocratiques considérables au sein des classes populaires, la réaction qui s’en suivit fut féroce dans tous les domaines (pp. 339-343). Les radicaux, qui entre bien d’autres choses souhaitaient démocratiser l’accès à la science, furent écartés délibérément de toutes les institutions et notamment de la Royal Society au prétexte que «les ‘enthousiastes’ et les ‘fanatiques’ ne seraient pas tolérés dans ses rangs. (…) La Société voulait que les sciences soient désormais apolitiques – ce qui à l’époque, comme aujourd’hui, signifie conservatrices. En interdisant tout débat idéologique, les dirigeants de la Royal Society pensèrent avoir banni l’idéologie des sciences. Ils ne firent en réalité que garantir le monopole de leurs conceptions élitistes. La neutralité qu’ils prônaient comme idéal d’objectivité scientifique était une belle abstraction, mais dans les faits, il y avait toujours des personnes et des points de vue jugés avec ‘davantage d’égalité’ que d’autres.» (p. 343)
La spécificité de la science moderne se constitue donc à partir d’un ensemble d’exigences idéologiques liées à une période de profonde réaction politique et sociale et Conner illustre bien cela avec divers exemples. Elle naît de la volonté des classes dominantes de conserver le monopole de la «connaissance légitime», de la «vérité», dans une période où la «vérité révélée» par l’Eglise est remise en question par des mouvements populaires dans toute l’Europe; la Réforme naît en effet de la corruption extrême de l’Eglise catholique2. Rien n’est donc moins «neutre, rationnel et détaché des passions».
Au contraire, cette réaction se propage à travers toute l’Europe et l’une de ses manifestations les plus violentes, irrationnelles et hystériques sont les chasses aux sorcières (env. 1550-1650; cf. pp. 346-350). Celles-ci ont été orchestrées par les classes dominantes, avec la complicité passive, le soutien idéologique, voire plus encore, de grandes figures de la science de l’époque: «Boyle et ses pairs de la Royal Society étaient sérieusement préoccupés, au lendemain des guerres civiles, de la respectabilité sociale de la nouvelle philosophie mécaniste afin de la démarquer, ainsi qu’eux-mêmes, de tout matérialisme ‘athée’. La question de la sorcellerie donnait à la Royal Society l’occasion de démontrer son conformisme social et religieux, et de laver tout soupçon de matérialisme nourri à son égard.» (p. 350) Nous voici bien loin du mythe des lumières de la science s’opposant courageusement à l’obscurantisme social et religieux!
Evolution confisquée
Dans le même chapitre 6, deux siècles plus tard, la Révolution Française suscite les mêmes espoirs d’égalité et de liberté dans les classes populaires. Les artisans et la «bohème scientifique» s’opposent au monopole des «connaissances légitimes» que tente d’instaurer l’Académie des Sciences de Paris (pp. 363-374). Là aussi, après l’échec de la révolution, la réaction reproduit les mêmes schémas: «Le credo newtonien Hypotheses non fingo (Je ne fais pas d’hypothèses), en décourageant toute pensée spéculative, en délimitant strictement le champ de la recherche scientifique et en sortant les phénomènes de leur contexte pour les étudier isolément, constitua une base idéale pour des sciences qui ne troubleraient pas l’ordre établi. Les tenants de l’orthodoxie scientifique insistaient par-dessus tout sur la nécessaire séparation entre sciences et questions politiques, sociales ou morales. (…) Cette neutralité des sciences avait pour corollaire l’idéologie du laisser-faire de la société thermidorienne, garante à la fois de l’égalité devant la loi et de l’inégalité dans la société. Les pontes de l’Académie des sciences restaurée, tout particulièrement Georges Cuvier, menaient campagne contre les sciences non élitistes avec le soutien total du plus éminent des leurs, Napoléon Bonaparte.» (p. 390)
Cuvier, partisan du fixisme, n’aura de cesse de chercher à discréditer et ridiculiser (jusque dans L’Eloge funèbre qu’il fera sur sa tombe) Jean-Baptiste Lamarck, issu de la bohème scientifique de la fin du XVIIIème siècle, proche de Rousseau et de l’Encyclopédie, fondateur de la biologie et premier théoricien des êtres vivants et de leur évolution. Surtout, en adepte des idéaux de la Révolution Française, à travers sa Flore française et ses Annuaires météorologiques, Lamarck cherchait à rendre les connaissances plus aisément accessibles.
C’est probablement ce qui lui vaudra également l’inimitié de Darwin qui prétendra n’avoir tiré de sa Philosophie zoologique (1809) «ni un fait ni une idée»3 alors que les mécanismes qu’il convoque lorsque la sélection naturelle est en défaut sont pour la plupart d’origine «lamarckienne» (y compris les caractères acquis). En effet, une partie du chapitre 7 (pp. 410-418) montre que le rentier de la bourgeoisie industrielle Darwin avait eu vent des idées de Lamarck dans sa jeunesse par des radicaux anglais qui admiraient fort la Révolution Française. Le succès des idées de Darwin dans la seconde moitié du XIXème siècle est moins d’ordre scientifique qu’idéologique: en expliquant l’adaptation des êtres vivants non plus par l’intervention divine mais par le mécanisme de la sélection naturelle (lutte pour la vie qui engendre la survie des plus aptes), Darwin fait de la «concurrence libre et non faussée» un phénomène «naturel». Il ne fait ainsi que naturaliser le fonctionnement du capitalisme industriel en plein essor à son époque. Or la bourgeoisie industrielle britannique, en devenant plus puissante, cherche à devenir la classe politiquement dominante à la place de la noblesse et du clergé. Mais pour autant, elle ne peut s’appuyer sur les classes populaires, elle ne veut pas d’une révolution à la française, car sa puissance repose précisément sur la classe ouvrière qu’elle domine et exploite de manière éhontée. Darwin tombe donc à pic pour donner, sous couvert de «vérité scientifique» (et probablement sans lui-même s’en rendre compte), une caution idéologique à une révolution profondément conservatrice4.
Cette naturalisation du capitalisme entraînera en retour une biologisation des problèmes sociaux et politiques au début du XXème siècle à travers l’eugénisme et le racisme scientifique5. Pas de quoi pavoiser…
La société industrielle
Comment se fait-il donc que Conner, qui retrace si bien les origines idéologiques de la science moderne, ce qui fait sa spécificité (objectivité, mathématisation, reproductibilité) et ses conséquences sociales (dépossession des savoir-faire des classes populaires au profit des machines de la bourgeoisie industrielle), ne parvient pas à en tirer de conséquence et faire une critique de la science et de la société industrielle qui soit un peu radicale?
En effet, le chapitre final, qui concerne l’époque actuelle, et plus encore sa très courte conclusion sont d’une très grande faiblesse par rapport à la perspective que prétend défendre l’auteur. Après avoir évoqué, de manière vaguement admirative, la «révolution informatique», il ne sait plus trop quoi dire. Il se rend bien compte que cette «révolution», même si elle commence avec des bricoleurs de génie dans des garages, sert finalement les grands groupes industriels – elle est donc plutôt une révolution conservatrice. Mais, bien que lucide sur les régimes dits «soviétiques», il reste englué dans son progressisme marxisant: il ne remet pas en question le mouvement «d’accroissement des forces productives» que réalise le capitalisme, voulant seulement contenir les «excès» de ce dernier à l’aide d’une «économie planifiée»…
On voit là à quel point ce progressisme (leftism aurait dit Théodore Kaczynski6, qu’il ne cite pas) paralyse la pensée dès qu’il s’agit d’analyser la société moderne: pour Conner, tout accroissement des connaissances, quelle que soit leur forme, constitue en soi un bienfait, car cela contribue à faire reculer les ténèbres de l’ignorance; tout «accroissement des forces productives», indépendamment de qui le met en œuvre et pour quoi faire, est en soi un progrès, car cela permet à l’humanité de toujours plus «se rendre comme maître et possesseur de la nature» (Descartes).
Il devrait pourtant être évident que ce credo progressiste est totalement infirmé au moins depuis le début de l’ère nucléaire, à la fin de la seconde Guerre Mondiale: les connaissances scientifiques sont toujours plus spécialisées, opaques et obscures au commun des mortels; la mécanisation et l’automatisation croissante de la production servent à une domination toujours plus étendue de la nature et des hommes, avec les conséquences désastreuses que l’on sait. La classe ouvrière, qui avait encore la possibilité de se réapproprier un appareil de production à sa mesure dans la première moitié du XXème siècle, a à son tour été expropriée de cette possibilité par le développement de la technologie. Et maintenant, la poursuite du développement technoscientifique est en train de faire disparaître les paysans et artisans à l’échelle mondiale dans les pays dits «émergents», phénomène que Conner ne signale même pas.
Si la science et les machines ont pu apporter un moment des éléments susceptibles de participer à l’émancipation sociale, force est de constater que cette possibilité est maintenant derrière nous, dans le sens où les sciences et les technologies actuelles sont développées dans une direction totalement opposée au développement de telles possibilités. L’organisation de la production est tellement démesurée dans son étendue et ultra spécialisée dans son contenu qu’il est impossible d’en faire autre chose que de continuer à la faire fonctionner selon les critères économiques et techniques qui président à son existence. Il n’est pas besoin d’être adepte de «l’écologie profonde», comme le prétend fallacieusement Conner, pour constater que «la science lourde, la haute technologie et la grande industrie sont des entreprises intrinsèquement antisociales». (p. 469) C’est l’évidence même dès lors que l’on ôte ses lunettes roses progressistes en examinant comment, aux dépens de qui et de quoi, ces mirifiques progrès sont possibles – et sur ce point Conner voit surtout les résultats de la production industrielle et ne s’attarde guère sur les processus que met en jeu un tel système et leurs conséquences.
Aveuglement progressiste
Bref, son progressisme, en l’aveuglant sur l’étendue du désastre et sur ses causes profondes, l’empêche d’imaginer une rupture avec la science moderne et la société capitaliste et industrielle – un comble pour un marxiste! Rupture non pas pour un «retour en arrière» vers les savoirs traditionnels et populaires qui, pour ce qui nous concerne en Occident, sont pour la plupart sinon perdus du moins grandement marginalisés, mais pour avancer vers d’autres voies que ce que nous propose la poursuite d’un développement démentiel et absurde dans l’impasse industrielle.
Pour cela, les mots d’ordre des radicaux anglais et français qu’il cite dans le chapitre 6 me semblent toujours autant d’actualité: «La connaissance de la nature et la découverte de la vérité devraient être une affaire publique et non la chasse gardée d’une élite.» (p. 370); «Winstanley souhaitait que la science, la philosophie et la politique fussent enseignées dans chaque paroisse par un non-spécialiste élu. (…) lui et les savants radicaux voulaient que la science fût appliquée aux problèmes de la vie humaine.» (p. 340).
Voilà qui n’est pas sans évoquer un texte récent: «Nous appelons à établir les liens encore possibles entre toutes les personnes qui, issues ou non du milieu scientifique, parfois s’ignorent et entendent résister en acte à l’avancée de la technoscience. La question n’est pas de rapprocher la science du citoyen, mais de casser la logique de l’expertise, de dénoncer le mensonge de la neutralité de la recherche et d’empêcher la science contemporaine de contribuer, au jour le jour, à détruire la politique, en la remplaçant par une affaire technique. Si nous aimons la curiosité et le souci de compréhension, nous pensons qu’ils seraient bien mieux employés à l’encontre de ce qui nous arrive.»7
A partir de là, il est possible d’imaginer une réappropriation des connaissances, des arts, des sciences et des métiers, par le plus grand nombre pour servir à la (re)construction de notre autonomie. L’idée directrice étant de sortir progressivement de la société industrielle par la (re)création des structures techniques, économiques, sociales et politiques à l’échelle humaine qui permettent la maîtrise collective de leurs propres conditions d’existence. Il existe déjà en ce sens des expérimentations dispersées et isolées qui demandent à mieux connaître leur projet politique implicite pour éventuellement commencer à s’articuler entre elles... Mais ceci est une autre histoire8.
Quoi qu’il en soit, Conner montre que ce qui fait cruellement défaut dans toute une frange de la critique sociale contemporaine, c’est une pensée de l’autonomie: «Marx et les marxistes n’ont fait qu’analyser la domination, l’exploitation et l’aliénation capitaliste de différentes manières, alors que ce qui importe, c’est aussi et surtout de penser l’émancipation sociale, les conditions qui permettent la réalisation de notre liberté et autonomie.»
Ce problème de perspective que nous avons particulièrement souligné ici n’enlève rien à l’intérêt de l’ouvrage qui regorge d’histoires curieuses et intéressantes, très courtes – parfois trop courtes – et qu’on lira avec profit pour se défaire d’une histoire des sciences généralement écrite dans une perspective apologétique, non critique et qui fait abstraction du contexte historique et social. L’affirmation d’une telle perspective, malgré ses limites, est trop rare pour que l’on se prive de se réjouir d’une telle publication.
* Bertrand Louart est par ailleurs rédacteur de Notes & Morceaux Choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, publié aux éditions La Lenteur, 127, rue Amelot, F-75011 Paris. Cet article a été publié dans l’hebdomadaire de Radio Zinzine, L’Ire des Chênaies No 399 à 402 du 22 juin au 13 juillet 2011.
- L’ouvrage a été publié aux Etats-Unis en 2005. Traduction française aux éditions L’Echappée, 2011, 560 p., 28 euros.
- C’est également la thèse de G.N. Amzallag dans La réforme du vrai, enquête sur les sources de la modernité, éd. Charles Léopold Mayer, 2010.
- Lettre à Lyell du 3 octobre 1859.
- En cela C. Conner apporte des éléments qui viennent conforter la thèse de l’historien des sciences français A. Pichot, Aux origines de théories raciales, de la Bible à Darwin, éd. Flammarion, 2008, notamment aux chapitres 8 et 9. Pour un exposé un peu plus détaillé de cet épisode restitué ici sommairement, voir notre brochure Aux origines idéologiques du darwinisme (40 pages A5); disponible sur demande.
- Les pp. 419-426 offrent une présentation un peu trop rapide de la plus grande imposture scientifique du XXème siècle; pour plus de détails, voir A. Pichot, La société pure, de Darwin à Hitler, éd. Flammarion, 2000.
- La société industrielle et son avenir, 1995; trad. fr. éd. EdN, 1998.
- Groupe Oblomoff, Un futur sans avenir, pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, éd. L’Echappée, 2009, p. 16.
- Voir notre Introduction à la réappropriation, 1999 (12 pages A5); disponible sur demande.