Belgique: traque des migrants dans les quartiers

de Gérald Hanotiaux - Ambassade Universelle, 10 oct. 2003, publié à Archipel 109

Les faits se déroulent à Saint-Gilles, l’une des 19 communes composant la ville de Bruxelles-Capitale, en Belgique. Le 24 juin 2003, une jeune femme téléphone à l’Ambassade Universelle1, elle est accompagnée de trois amis équatoriens qui cherchent un endroit où dormir, ils sont terrorisés et n’osent plus rentrer chez eux.

A l’aube, la police fédérale s’est invitée dans leur maison. Nous comprenons vite qu’il s’agit d’une nouvelle rafle de sans-papiers dans cette commune, une opération comme on en a connaissance régulièrement depuis plusieurs années. Les infos se complétant d’heure en heure, nous devrons finalement constater que ce sont plus de quatre-vingts latino-américains qui ont disparu du quartier.

A 7h15, la police défonce la porte du numéro 17 de la rue de la Perche. Les gens sont emmenés le plus rapidement possible, avec parfois leur pyjama pour seul vêtement. Des appartements sont saccagés et certaines personnes, non résignées, prennent des coups. Les personnes sont d’abord concentrées dans un commissariat pour ensuite être disséminées dans différents centres fermés2.

Les couples sont parfois séparés dans des centres différents et certains, ayant échappé à la rafle, n’ont aucune nouvelle de leur mère malade, de leur frère ou de leur cousin. Des policiers en civil interceptent ceux qui arrivent sur leur lieu de vie en cours de journée, jusqu’au soir. Les serrures sont alors changées et un avis est apposé sur les portes: "pour avoir les clefs et récupérer vos affaires, passez au commissariat" , heureusement personne ne s’y rendra. Certains sont expulsés dans les dizaines d’heures qui suivent. Il reste donc des appartements, tels quels, dans lesquels la vie s’est arrêtée brusquement. Les chaussures à Bruxelles et les pieds à Quito.

L’opération concerne plusieurs immeubles appartenant à un même propriétaire, professeur d’université, qui est poursuivi pour "traite des êtres humains" . Officiellement, l’Etat lutte contre ces personnes peu scrupuleuses exploitant les étrangers dans des appartements insalubres, à des prix scandaleux. C’est ce que les Belges apprendront lors des infos télévisées du soir. Aucune évocation médiatique, par contre, concernant le sort réservé aux victimes de cette exploitation.

Dans les jours qui suivent, lorsque nous informons les habitants de la commune, la réaction consiste souvent en un: "ça se passe chez nous, ça? En 2003?" . Oui, et c’est pour cette raison que nous avons jugé important d’amener cette question, ainsi que les discussions sur les réactions à adopter, sur la place publique.

A une époque où les médias nous abreuvent de débats sur des questions plus futiles les unes que les autres, tout échange d’idées sur l’organisation de la vie en société a presque totalement disparu de la sphère publique. Cette vie collective est censée se régler sans nous, dans les locaux feutrés des organisations gouvernementales. Il s’agit dès lors d’une nécessité de réaffirmer la place publique comme un espace politique concret. Et également d’exprimer notre refus de vivre dans une commune où ce type d’actions policières se déroulent.

Une invitation est lancée, en français, en espagnol et en arabe, par courrier électronique et dans les boîtes aux lettres des habitations:

"Nous, habitants de Saint-Gilles et voisins, nous interrogeons sur:

  1. la complicité de la commune de Saint-Gilles dans une rafle massive (qui n’est pas la première): la commune était-elle au courant de l’opération de la police fédérale, et si elle ne l’était pas, comment se fait-il que la police fédérale agisse sans en informer la commune?

  2. le rôle des médias qui n’ont guère parlé d’une violation des droits de l’homme élémentaires et des actes purement arbitraires commis lors de cette rafle;

  3. comment Saint-Gilles, qui se targue d’être la commune de la multiculturalité et de la paix, peut-elle tolérer sur son territoire des opérations de police qui font régner la peur et l’insécurité? Pour qu’il n’y ait plus jamais de rafles dans notre commune, mettons-nous ensemble et apportons nos idées d’actions, nos envies, nos banderoles, nos propositions à la Première assemblée de voisins contre les rafles à Saint-Gilles".

Une porte est dès lors ouverte, celui qui le veut s’y engouffre. Le jour dit, nous apprenons que les employés de la commune ont reçu une consigne des autorités leur "déconseillant vivement de se rendre à cette assemblée" et certains responsables d’associations sociales, ayant diffusé le message d’invitation, subiront des remontrances de la part de leur hiérarchie.

Le 9 juillet, la première assemblée a lieu sur une place centrale de la commune, en français et en espagnol. Entre 200 et 250 personnes y participent. Outre certaines victimes des rafles, relâchées en raison d’un dossier en cours, leurs proches et des voisins du quartier, les consuls de l’Equateur et du Pérou sont également présents. Différents consulats de pays latino-américains chercheront dans les jours qui suivent à obtenir des informations les plus précises possibles sur les pratiques de l’Etat belge envers leurs ressortissants. Ils se réuniront collectivement pour réfléchir sur l’attitude à adopter et interpelleront notamment le ministère des Affaires étrangères sur les droits non respectés dans cette opération. Ils n’ont, aux dernières nouvelles, jamais reçu de réponse.

Les débats en assemblée évoquent notamment les moyens concrets de récupérer les affaires restées dans les appartements, la mise sur pied d’un réseau d’hébergement d’urgence pour les personnes sans-papiers craignant la police ainsi que l’établissement d’une chaîne téléphonique organisant une réaction rapide en cas de rafle dans la commune. L’assemblée a également abordé la question de mener une action-manifestation à Saint-Gilles. Elle a lieu le mercredi suivant,

16 juillet.

Vers 17h, les gens arrivent au lieu de rendez-vous. Un policier en civil refuse aux manifestants le droit de quitter la place. Une demande d’autorisation avait été déposée mais les représentants du bourgmestre évoquent: "l’Etat de droit dans lequel il y a des règles, vous deviez déposer une demande une semaine à l’avance et attendre une réponse" . Un Etat de droit où l’on défonce les portes avant de sonner! Finalement, après une heure de négociation, et sans doute notamment en raison de la détermination des manifestants et de la visibilité entraînée par la présence de 40 percussionnistes sur la place, la manifestation peut enfin démarrer. En quelques minutes, le groupe va progressivement gonfler pour atteindre le millier de participants.

Le cortège sillonnera les rues de Saint-Gilles en passant devant certaines des maisons concernées par l’opération policière. Devant ces dernières, leurs habitants témoigneront de la manière dont ils ont été traités le 24 juin et dans quelles conditions ils vivent. Pour les communautés latino-américaines présentes, il s’agit d’affirmer que: "nous vivons ici et nous vivrons ici. Cette violence et ces humiliations, nous n’en voulons plus!" .

Au cours de l’été, une assemblée a lieu chaque vendredi au même endroit afin de suivre l’évolution de cette question. L’avantage de ce mode de rassemblement est de marquer d’une visibilité maximale des pratiques courantes que les autorités veulent tenir cachées et également d’affirmer une ouverture maximale à tous. Eviter les réunions groupusculaires en huis-clos a également présenté l’avantage de mettre en place un autre rapport aux autorités et à la répression. Il y a parfois même tout intérêt à ce qu’un policier soit présent et sache qu’en cas de retour de la police, nous sommes prêts à mobiliser rapidement et à arriver sur les lieux.

Il est temps également, surtout pour ces populations particulièrement fragilisées, d’aller à contre-courant d’un discours sécuritaire permanent présentant la rue comme espace d’insécurité. Les personnes en séjour irrégulier sont venues, ouvertement, discuter de leurs conditions d’existence avec des gens partageant les mêmes espaces de vie.

Cet usage de l’espace public est à présent réaffirmé, l’idée est prête à ressurgir dans d’autres circonstances et pour d’autres questions sociales concernant la collectivité. Par exemple, des assemblées de voisins solidaires se sont déroulées également dans un autre quartier de Bruxelles au cours de l’été: sur les marches d’une église occupée par plusieurs centaines d’Afghans en grève de la faim pour revendiquer leur régularisation.

Pour une opération de ce type dont on a connaissance, combien d’autres? Début 2003, le ministre de l’Intérieur annonçait fièrement avoir effectué l’année précédente 14.922 expulsions d’étrangers. Cela fait environ quarante et une par jour. D’où proviennent ces gens? Notamment de rafles dans nos maisons, nos rues et nos quartiers.

Gérald Hanotiaux - Ambassade Universelle

  1. L’Ambassade Universelle est un lieu situé dans le quartier diplomatique de Bruxelles. Les locaux de l’ancienne ambassade de Somalie, vides de toute représentation diplomatique, sont habités depuis le 8 janvier 2001 par un groupe de sans-papiers de différentes nationalités. Il se veut un lieu de représentation des migrants et de leurs droits

Renseignements:

http://www.universal-embassy.be

  1. Centres de rétention, en Belgique