Vous vous souvenez peut-être: en novembre 1992, la guerre en Ex-Yougoslavie démarrait sous nos yeux, et dès le 11 décembre, le Forum Civique Européen lançait "Causes Communes Suisse" avec Jacques Stadelmann, alors maire de Delémont, la capitale du Jura suisse.
L'idée était et est toujours, puisque aujourd'hui Causes Communes à plus de dix ans, de créer des partenariats entre communes suisses et communes pluriethniques dans des zones à hauts risques, zones frontières ou enclaves ethniques (comme par exemple le Sandjak, région à 90% musulmane en Serbie). Aujourd'hui, il existe vingt partenariats dont sept en Croatie, deux en Serbie, sept au Monténégro, deux en Macédoine et deux au Kosovo.
Bien que la guerre ouverte dans les Balkans soit terminée, les tensions restent très importantes et un regain dramatique de la violence n'est pas écarté en Macédoine.
Lors des conflits en Macédoine en 2001, le comité régional d'Argovie a été confronté aux affrontements dans leur commune partenaire Tetovo, où le maire est albanais. D'autres communes de Macédoine telles que Krusevo ont réussi à éviter ces affrontements en créant immédiatement un conseil de crise constitué de Macédoniens et d'Albanais.
C'est justement ce genre d'attitude que les comités régionaux de Causes Communes cherchent à développer avec des moyens très divers: camps d'été pour des enfants, échanges sportifs avec des équipes suisses, cybercafés, radios locales, soutien logistique à des écoles et à des hôpitaux, soutien aux réfugiés, organisation de séminaires autour de thèmes tels que la violence conjugale, la santé ou encore la création d'entreprises. Plusieurs petits ateliers de production et de transformation ont ainsi été créés. Il va de soi, compte tenu des objectifs de Causes Communes, que toutes ces initiatives sont pluriethniques. Des rencontres entre autorités communales suisses et yougoslaves ont régulièrement lieu afin de créer des liens directs. En avril 2002, Causes Communes a organisé un congrès à Ohrid, en Macédoine, sur le thème de l'autonomie communale, avec la participation de 150 personnes dont 60 maires des Balkans.
Il n'est pas surprenant que ce congrès ait suscité un intérêt chez les élus communaux des Balkans, tant leur manque d'autonomie est criant, qu'il soit d'ordre financier ou politique. Un des autres grands problèmes identifiés lors de ce congrès, mis à part celui des médias, est le départ massif des jeunes. C'est pourquoi il a été décidé que le thème du congrès suivant, en fait un séminaire avec seulement cinquante participants, serait cet exode massif des jeunes.
Comme Causes Communes cherchait à créer un partenariat en Bosnie Herzégovine, cette rencontre s'est tenue à Jajce.
Tout d'abord quelques informations sur ce lieu symbolique où l'Etat yougoslave avait été créé en novembre 1943. Pourquoi Jajce, ce qui veut dire "petit œuf"? Tout simplement parce que c'était une petite ville (50.000 habitants), imprenable par les armes depuis toujours, tant elle est bien protégée par ses murs épais. Tous les parlementaires des différentes républiques se sont cachés ici pendant la deuxième guerre mondiale. Tito lui-même avait trouvé asile dans une église souterraine, construite pendant l'occupation turque, utilisée par les catholiques et les orthodoxes pour célébrer leur culte interdit. En 1992 ce sont d'abord les Serbes qui ont occupé Jajce et qui ont détruit toutes les églises, deux catholiques, une orthodoxe et trois mosquées, dont une qui était unique au monde, une mosquée réservée aux femmes!
En 1994 et 1995 ce sont les Croates qui ont pris le relais. La quasi-totalité de la population a dû fuir; 50.000 personnes, dont 36% de Bosniaques, 35% de Croates et 17% de Serbes. Aujourd'hui, la population s'élève à 25.000 personnes, (7.000 vivent en Suède), toujours très mixte. Au centre de la ville se trouve un monument avec environ 200 noms, tous nés autour de 1972 et décédés en 1992. Plus de 40% de la population de Bosnie Herzégovine est traumatisée.
Jajce, ville médiévale très influencée par l'occupation turque et magnifique avec sa cascade en plein centre de la ville, unique au monde, baigne dans un épais nuage de poison qui émane de l'usine Elektrobosna, le plus grand fabriquant de ferrosilicium dans cette partie de l'Europe. Avant la guerre cette usine employait 2.500 personnes et en faisait vivre 10.000, aujourd'hui elle emploie encore 450 personnes. Mais cette usine extrêmement polluante fonctionne sans filtres! Dans le processus de privatisation qui touche toute la Bosnie Herzégovine, nombre d'usines ont été rachetées par des Autrichiens où d'autres étrangers qui se soucient bien peu de la santé de la population locale. Les usines de ce type ont complètement disparu en Europe de l'Ouest, en raison de la pollution qu'elles engendrent. Avant la guerre, l'usine de Jajce fonctionnait encore avec des filtres, mais comme ceux-ci ont disparu pendant le conflit, ils n'ont tout simplement pas été remplacés.
Durant notre rencontre, les 50 jeunes réunis, venus des différentes républiques des Balkans ont élaboré un plan d'action pour pousser le directeur de l'usine à réinstaller des filtres.
Nombre d'autres jeunes ont mentionné des problèmes identiques dans leur ville ou leur village.
Mais un des plus grands problèmes abordés lors de ce séminaire reste le problème pluriethnique. Les participants étaient impressionnés de constater que dans la vie de tous les jours à Jajce, les trois ethnies cohabitent sans tensions notables. Quelques initiatives de radios locales voient le jour. D'autres jeunes font des études de psychologie et veulent s'attaquer aux difficultés des nombreuses personnes traumatisées, qui ont souvent des enfants sourds-muets. Le problème de manque de motivation a été largement discuté, nombre de jeunes n'ayant tout simplement pas la force de se confronter aux immenses problèmes des Balkans aujourd'hui, avec des criminels de guerre qui vivent partout autour d'eux, les innombrables personnes traumatisées et le manque de soutien de la part des autorités. En dehors du fait qu'ils ne trouvent pas de travail (ou qu'au contraire, ils doivent nourrir toute la famille), la crise du logement les empêche de déménager de chez leurs parents, même lorsqu'ils se marient. Des initiatives concrètes se trouvent donc surtout dans le domaine socioculturel avec le soutien des organisations internationales. Le chômage officiel se situe à 40%, ce qui ne veut pas dire grand chose, car beaucoup de gens travaillent au noir. Mais à Jajce par exemple, sur une population de 25.000 personnes, seules 1.000 à 2.000 ont un emploi.
En 1996, un recensement effectué en Bosnie Herzégovine montrait que 92.000 jeunes avaient quitté le pays. Si cette tendance continue au même rythme, en 2030 il ne restera que 7% de jeunes contre 25% aujourd'hui. En comparaison, au Kosovo, le pourcentage de jeunes dans la population est de 40%.
Les membres de Causes Communes qui étaient à Jajce peuvent s'appuyer, à l'avenir, sur des relations avec des jeunes des Balkans révoltés par leur situation et motivés pour prendre leur destin en main.
A suivre....
Caroline Meijers, FCE - Suisse