En mars, le Forum Civique s’est enfin réuni en personne. Nous avons été accueilli·es par nos ami·es du Moulin de la Culture à Nikitsch, dans la partie croatophone du Burgenland, dans l’est de l’Autriche. Pour la première fois depuis la pandémie, nous n’étions pas seulement entre nous, mais aussi avec des représentant·es de différentes initiatives que nous soutenons depuis 2016, sur la route des Balkans.
C’était l’occasion de mieux connaître les militant·es que nous n’avions rencontré·es qu’en action depuis la première délégation, dans un endroit calme et avec du temps, et de développer la collaboration au-delà d’un soutien financier. Notamment dans le travail contre Frontex. La rencontre a bien sûr été marquée par l’horreur et l’incertitude liées à la guerre en Ukraine. Avec un peu de retard, deux représentantes de Transcarpatie sont tout de même arrivées, épuisées. Elles ont parlé de l’accueil dans le village de Nijné Selichtché en Transcarpatie et de tout le travail accompli pour loger et nourrir les personnes qui ont fui, et souvent aussi pour organiser la poursuite de leur voyage vers la Pologne ou la Roumanie.
Les minibus financés par le FCE ne servent pas seulement à faire passer la frontière aux gens, mais aussi et surtout à les évacuer des régions menacées. Même si des trains relient encore Kyiv à Oujhorod, par exemple, le temps d’attente de deux jours dans les gares est difficilement supportable pour les mères avec des enfants en bas âge ainsi que pour les personnes âgées ou handicapées. Nos ami·es sur place ont de nombreux contacts dans le milieu de la protection de l’environnement, dans lequel iels sont parfaitement connecté·es depuis des années, et ont ainsi des informations sur les routes qui sont encore libres. Sur les routes vers l’Est, les minibus sont rem-plis de produits de première nécessité qui sont distribués à des groupes locaux.
Depuis les actions d’aide aux réfugié·es à grande échelle en 2015, certains groupes créés spontanément à l’époque pour accueillir des dizaines de milliers de personnes passant par la Hongrie et l’Autriche se sont transformés en véritables réseaux d’entraide. Il a été relativement facile de les réactiver pour l’Ukraine. Par exemple, Milan, engagé depuis un an dans un projet d’aide à Gran Canaria, originaire de Vienne et invité à notre rencontre, a poursuivi son voyage en Slovénie avec ses amies de Zagreb juste après la réunion. En tant que logisticien expérimenté de «SOS Balkanroute» en Bosnie, il a désormais pour mission de coordonner les livraisons d’aide en provenance d’Allemagne et d’Autriche pour l’Ukraine.
ComPass 071 Sarajevo
Il y a par exemple Ines de Sarajevo. Il y a des années, elle a travaillé comme bénévole à Casablanca dans un immense camp de réfugié·es où les conditions étaient à peine imaginables. Des années plus tard, elle retrouve les enfants de là-bas à Sarajevo. Cette historienne de l’art de formation s’engage auprès de ComPass 071 Sarajevo. Il s’agit d’une organisation humanitaire qui fournit des produits de première urgence aux réfugié·e de passage à Sarajevo. Il y a un magasin gratuit pour les vêtements et une laverie et iels préparent des colis de nourriture. En outre, il y a une connexion Wifi gratuite. Une équipe de femmes travaille bénévolement. Elles aimeraient bien verser un petit salaire à certaines collaboratrices, mais l’argent doit d’abord suffire pour le loyer et les tâches principales. Sarajevo est une ville pleine d’étudiant·es et les bras ne manquent pas. La mégapole sert également d’abri aux réfugié·es pour l’hiver, la poursuite du voyage dans le froid étant trop dangereuse. Ines a également parlé du déménagement dans le nouveau local, plus grand. On y accueille jusqu’à cent personnes par jour. Juste en face se trouve un petit hôtel. Le gérant a accueilli des réfugié·es lors du premier hiver de la pandémie et les a défendu contre la police. Iels sont donc en bon voisinage.
Blindspots
Le collectif Blindspots est originaire de Leipzig. Lancé par des organisateurs/trices de festivals au chômage, Blindspots est actif depuis septembre 2020 à Velika Kladuša, à la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie. Lina, qui travaille comme assistante sociale à Berlin, parle des travaux de rénovation dans les bâtiments vides occupés par des réfugié·es. Iels y fabriquent des fenêtres et des portes, ainsi que des poêles, et se procurent du bois pour se chauffer et cuisiner. Ainsi, les maisons abandonnées sont au moins rudimentairement préparées pour l’hiver. Les activistes y distribuent de l’eau et des repas et collectent des témoignages sur les pushbacks illégaux. Iels louent de grands conteneurs et organisent ainsi elleux-mêmes un ramassage des déchets. Toutes leurs offres s’adressent bien entendu aussi à la population locale. Cela vaut d’ailleurs pour toutes les initiatives présentées ici.
Are You Syrious?
Milena présente le travail de Are You Syrious? (AYS). Elle est psychologue et travaille à plein temps comme rédactrice culturelle pour le quotidien bosniaque Vecernji List. Are You Syrious? est une ONG basée en Croatie qui est née en 2015 en tant qu’initiative citoyenne auto-organisée pour soutenir les personnes ayant fui leur pays. Iels ont cherché du soutien via une page Facebook et ont trouvé d’emblée 10.000 euros. Cela leur a semblé énorme, mais au bout de deux jours, tout l’argent avait déjà été dépensé. C’est alors qu’iels ont compris qu’il fallait une vraie structure et une organisation. Entretemps, iels ont loué jusqu’à neuf entrepôts. Aujourd’hui, 200 bénévoles sont organisé·es en différentes équipes le long de la «route des Balkans», depuis les îles grecques jusqu’à la France. Iels gèrent un magasin gratuit, ont une cuisine mobile, actuellement à Thessalonique, et des douches mobiles, actuellement installées à Zagreb. Là-bas, Are You Syrious? gère un centre d’intégration où iels fournissent des conseils juridiques, des cours de langue, des vêtements, des articles d’hygiène et d’autres articles de première nécessité aux réfugié·es qui se trouvent en Croatie. Depuis 2015, Are You Syrious? a réalisé des reportages dans de nombreuses zones frontalières et zones de transit.
Iels surveillent systématiquement les violations des droits humains et ont cofondé le Border Violence Monitoring Network. Leur cas le plus marquant est celui de la mort tragique de Medina, une fillette de six ans happée par un train peu après un pushback. Are You Syrious? a déposé une plainte contre X. Après une nouvelle tentative, la famille de Medina a été repoussée illégalement une deuxième fois, exactement au même endroit où leur fille est décédée. Mais finalement, grâce à la plainte d’AYS et du Center for Peace Studies (Zagreb), l’État croate a été condamné par la Cour européenne des droits humains pour expulsion contraire aux droits humains.*
Iels sont régulièrement durement criminalisé·es pour leur travail d’avocat·es; iels sont confronté·es à des menaces de mort, des procédures judiciaires, des menaces d’emprisonnement, d’énormes amendes et même à la tentative du ministère croate de l’Intérieur d’interdire leur travail en Croatie.
Lors d’une soirée, Milena et Ines ont évoqué leurs souvenirs de la guerre de Yougoslavie, qu’elles ont vécue lorsqu’elles avaient huit ans. Elles nous ont parlé du ressentiment persistant contre la population musulmane, des crimes passés sous silence et du traumatisme collectif. On parle beaucoup de la violence policière, mais peu du soutien de la population bosniaque aux personnes en fuite. Nulle part sur la route des Balkans, la solidarité de la population locale, qui se souvient encore trop bien de ses propres histoires de guerre, ne serait aussi forte qu’en Bosnie.
Réseau de surveillance des violences frontalières
Alexandra, juriste roumaine, évoque le rôle de Frontex et l’importance de la mise en réseau et du travail d’information et pourquoi cela ne suffit plus. Elle travaille pour le Border Violence Monitoring Network (BVMN). En tant que réseau indépendant d’ONG et d’associations, il a été fondé en 2016 pour surveiller, en particulier dans les Balkans et en Grèce, les violations des droits humains aux frontières extérieures de l’Union européenne et pour s’engager à mettre fin à la violence contre les réfugié·es.
Le BVMN publie des rapports mensuels sur les pushbacks en Grèce et le long de la route des Balkans. Chaque rapport analyse en détail ces pushbacks dans certaines zones géographiques, l’escalade de la violence et d’autres questions importantes. Tous les rapports sont librement accessibles et servent de base au travail de lobbying du réseau au niveau européen. Le BVMN participe à des réunions avec des parlementaires européens afin de dénoncer les violations des droits humains aux frontières et de promouvoir une meilleure organisation pour les migrant·es dans le respect total des droits humains.
Le BVMN est reconnu dans toute l’Europe pour la fiabilité de ses informations. Par exemple, l’ambassade suisse demande chaque année au BVMN quelle est la situation dans les pays de Dublin vers lesquels la Suisse expulse. Alexandra explique également pourquoi la rédaction de rapports ne suffit plus. Il faut mener davantage de procédures juridiques pour mettre fin à l’impunité des agressions inhumaines com-mises par les fonctionnaires de Frontex et pour obtenir un contrôle démocratique de Frontex.
Les plaintes directes contre Frontex ne sont toutefois pas autorisées, étant donné qu’il ne s’agit pas d’une personne morale, mais «seulement» d’une agence. Il est certes possible de porter plainte contre des fonctionnaires travaillant pour Frontex, mais c’est extrêmement difficile pour de nombreuses raisons, car Frontex fait tout pour dissimuler qui est en mission, où et quand, et avec quelle mission. De plus, les migrant·es lésé·es ont souvent peur d’être retraumatisé·es et ont rarement la possibilité d’aller jusqu’au bout des procédures, qui peuvent durer des années. Nous avons décidé de créer un fonds d’aide spécial pour soutenir les procédures juridiques des personnes réfugiées concernées.
Johannes Dahmke, membre du Forum Civique Européen
- Voir Archipel 309 (dernière page), décembre 2021