Le 18 décembre 2019, les deux Conseillères nationales suisses Samira Marti et Mattea Meyer ont organisé une séance d’information pour leurs collègues du parlement fédéral sur la situation à la frontière croato-bosniaque. Outre les interventions de Stefan Dietrich de l’organisation Help now, de Jana Häberlein de Augenauf et de Claude Braun du FCE, le témoignage principal était celui de Tajana Tadić de Zagreb. Nous vous proposons une retranscription de son intervention. Je m’appelle Tajana Tadić et je suis la coordinatrice de l’organisation croate Are You Syrious (AYS). AYS est une organisation de la société civile, fondée en 2015 et qui s’engage à fournir de l’aide humanitaire, à mettre en œuvre des programmes d’intégration et à surveiller les violations des droits humains envers les réfugié·es et les migrant·es. Depuis la fermeture de la route des Balkans en mars 2016, des militant·es indépendant·es, des journalistes et des ONG telles qu’AYS ont observé un nombre croissant d’expulsions collectives de réfugié·es et de migrant·es du territoire croate vers la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro. Les premiers rapports complets sur la question ont été publiés par Human Rights Watch, Are You Syrious et le Centre for Peace Studies en janvier 2017. Depuis lors, de nombreux rapports ont été publiés par le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés, Amnesty International, le médiateur croate, le réseau Border Violence Monitoring Network et d’autres organisations, toutes décrivant les agissements de plus en plus brutaux de la police croate, lors des renvois forcés. Les autorités croates nient tout acte répréhensible et continuent à affirmer que leurs actions aux frontières seraient conformes au droit national et européen et à la politique actuelle de l’Union européenne (UE), en dépit des preuves accablantes recueillies par des bénévoles et des organisations, notamment des rapports crédibles et des enregistrements vidéo, prouvant l’existence de refoulements systématiques et souvent violents. Le ministre croate de l’Intérieur a même affirmé que la pratique aux frontières constitue un «refus de permettre l’entrée», plutôt qu’un refoulement ou un renvoi collectif, et qu’elle était pleinement conforme aux normes de Schengen et de l’UE. Depuis des années, les autorités croates utilisent le terme de «découragement» pour désigner les renvois forcés. De nombreux refoulements frappent des groupes entiers de personnes, et le HCR serbe les signale régulièrement et les qualifie «d’expulsions collectives», ce qui signifie qu’ils constituent une violation du principe de non-refoulement et une violation manifeste de l’article 4 du protocole 4 de la Convention européenne des droits humains. Ce qui est très important à noter, c’est qu’il ne s’agit pas d’incidents isolés, mais d’une pratique planifiée, continue et systématique, dirigée contre les migrant·es et les réfugié·es. En 2018, plus de 7000 refoulements ont été enregistrés depuis la Croatie. Et néanmoins, personne n’est tenu responsable de cette situation. En 2019, le HCR de Serbie a enregistré pas moins de 3187 expulsions collectives vers la Serbie et personne n’en est tenu responsable.
Tirs à balles réelles
Le samedi 16 novembre 2019, un groupe de personnes en transit a été victime de tirs à balles réelles par la police croate. Les tirs ont eu lieu sur la montagne Tuhobic, près de Gorski Kotar, une zone proche de la frontière slovène. Un jeune homme a reçu une balle dans le dos et reste dans un état critique après quatre opérations dans un hôpital de Rijeka. Le ministère de l’Intérieur croate a déclaré que cette fusillade, qui risque de s’avérer mortelle, n’était «qu’un acte accidentel du travail régulier de protection des frontières». Cependant, AYS signale des incidents similaires depuis 2017. En juin 2018, nous avons demandé au bureau du procureur de l’Etat d’ouvrir une enquête concernant une fusillade dans un fourgon rempli de migrant·es, au cours de laquelle deux enfants de 12 ans ont reçu une balle au visage, la jeune fille ayant également été blessée par une balle au poignet. Lors de leurs témoignages, les parents nous ont raconté comment ils ont supplié l’ambulance d’arriver, tenant dans leurs bras deux enfants qui saignaient, tandis que les policiers pointaient des armes sur eux et criaient: «Reculez! Reculez!» Bien qu’elles aient des témoins et des preuves matérielles du crime, les autorités n’ont trouvé «aucun motif d’enquête supplémentaire» et ont rapidement classé l’affaire. Bien que ces incidents soient décrits par les autorités comme des cas isolés, les données du Border Violence Monitoring Network montrent que 9 % de tous les cas de refoulement enregistrés en Croatie impliqueraient l’utilisation d’armes à feu, concernant 1279 personnes. 1279 hommes, femmes et enfants regardent donc dans le canon d’une arme à feu, alors que leur seul crime est de chercher une protection. Des milliers de personnes ont été arrêtées ou détenues sur le territoire croate sans aucune procédure officielle, alors que leurs intentions déclarées de demander une protection internationale sont constamment ignorées. Elles sont renvoyées en Bosnie-Herzégovine ou en Serbie sans évaluation individuelle de leur cas, sans droit de faire appel et sans aucun document officiel tel qu’une décision d’expulsion ou autre.
La mort de Madina Hussiny
L’une des réfugiées qui a été confrontée à ce type de traitement est Madina Hussiny. Cette jeune fille afghane de 6 ans est morte quelques minutes après avoir été renvoyée de force par la Croatie vers la Serbie en novembre 2017. Sa mère nous a décrit plus tard comment ils ont imploré la pitié, pour avoir une chance de rester et de demander l’asile en Croatie, mais que les policiers leur ont ordonné de retourner à pied en Serbie en suivant les rails du train. Quelques minutes seulement après avoir été repoussée hors de l’UE, la jeune fille a été heurtée par un train et est décédée. AYS a été le premier à informer l’opinion publique de cette tragédie, ce qui a amené la question des push backs à la une de la plupart des médias croates. Cette affaire a suscité de nombreuses questions. Mais au lieu de répondre aux questions sur la mort de la petite fille, le ministère de l’Intérieur croate a décidé de faire taire ceux qui posaient des questions. Notre ONG a été la première, mais pas la seule, à subir le contrecoup de cette décision. Les attaques du ministère de l’Intérieur ont inclus des tentatives de diffamation publique et de délégitimations de nos activités en suggérant que nous aurions aidé des migrant·es et des réfugié·es à «entrer illégalement» en Croatie et que nous aurions tenté de saper les efforts du pays pour rejoindre l’espace Schengen.
Tentative de criminalisation
Cela a également impliqué de fréquentes intimidations et un harcèlement de nos employé·es et de nos bénévoles, dont certain·es ont été détenu·es dans des postes de police sans accusations formelles et ont été directement menacé·es parce qu’illes critiquaient les activités de la police aux frontières. Nous avons dû nous défendre contre des allégations de comportements illégaux devant les tribunaux. En avril 2018, le ministère croate de l’Intérieur a porté plainte pour «aide à l’immigration irrégulière» contre un volontaire d’AYS qui était présent au moment où une famille afghane avec plusieurs enfants en bas âge s’apprêtait à s’adresser à la police croate pour demander une protection internationale. L’observation et le suivi de tels cas est un élément clé de nos activités, car de nombreuses personnes, craignant un refoulement imminent une fois sur le territoire du pays, demandent aux ONG d’être présentes lorsqu’ils rencontrent la police. Le volontaire d’AYS a été accusé d’avoir fait des signes à la famille afin de l’aider à traverser la frontière entre la Serbie et la Croatie. Nous avons apporté des comptes-rendus détaillés, des preuves écrites et enregistré des géolocalisations liées à l’événement spécifique auprès de la police, du bureau du médiateur et d’Amnesty International. Lors de l’audience au tribunal les accusations se sont avérées infondées. Nous sommes très conscient·es de notre position délicate et du fait que chacun de nos gestes fait l’objet d’un examen rigoureux. Nous prenons donc des précautions draconiennes pour nous assurer que tout ce que nous faisons est toujours et entièrement conforme à la loi et aux procédures légales. Nous documentons également tout avec précision. Notre volontaire n’a pas enfreint la loi cette nuit-là. Il avait pris l’initiative de contacter la police pour l’informer de la présence d’une famille afghane sur le territoire croate qui souhaitait demander l’asile, comme nous l’avions fait à de nombreuses reprises auparavant. La famille en question était celle de Madina Hussiny. Nous pensons que les pressions et autres actions punitives contre notre organisation sont des représailles pour le fait que nous avons soutenu la famille dans leur procès contre la police croate qui a été initié après la mort de Madina. Dans ses accusations officielles contre AYS, le ministère de l’Intérieur a demandé la peine la plus élevée prescrite, y compris l’emprisonnement, une amende de 43.000 euros et l’interdiction d’AYS. En septembre, cependant, le tribunal a condamné notre volontaire pour «négligence inconsciente et inadvertance» à une amende de 8000 euros et a rejeté les sanctions demandées par l’accusation. Nous avons bien sûr contesté cette décision et nous attendons le résultat en appel. Une autre tentative manifeste de nous réduire au silence s’est produite en avril, lorsque la police m’a convoquée en tant que représentante de l’organisation et m’a demandé de me présenter à un poste de police à l’heure exacte d’une conférence de presse que nous avions annoncée plus tôt ce jour-là. J’étais censée, avec des collègues du Centre for Peace Studies, parler des pressions excessives exercées par le ministère de l’Intérieur à ladite conférence de presse. De tels actes d’intimidation et de diffamation publique deviennent des outils pour réduire au silence de plus en plus de défenseur·euses des droits humains en Europe aujourd’hui.
Les autorités croates nient toute responsabilité
Lors d’un débat sur la situation en Bosnie au Parlement européen, à savoir le canton d’Una-Sana et le célèbre camp de Vucjak (entre-temps il a été fermé ndlr), les députés croates ont affirmé que les ONG «inventent des histoires sur les renvois forcés pour leur propre profit politique» et que nous diffuserions des «fake news». Alors que les député·es européen·es croates insultent la communauté internationale en niant l’évidence, les actions illégales perpétrées par la police croate ont atteint un nouveau niveau. Deux étudiants du Nigeria qui étaient arrivés en Croatie pour participer à un championnat de tennis de table ont été renvoyés en Bosnie. Après les avoir interpellés dans une rue de Zagreb, la police, sans vérifier leur statut, les a mis dans une camionnette et les a transférés à la frontière pour les renvoyer vers la Bosnie-Herzégovine. Un des étudiants a dit qu’il les avait suppliés de vérifier leur statut, mais les policiers n’ont pas voulu écouter. «Ils m’ont donné un coup de pied dans le dos et m’ont dit qu’ils me tireraient dessus si je ne bougeais pas.» Les deux Nigériens n’avaient jamais mis les pieds en Bosnie-Herzégovine.
Mais que faire?
Il est assez difficile d’envisager un avenir qui ne soit pas sombre, mais essayons de réfléchir à des moyens d’aller de l’avant. En tant que membre de Schengen, la Suisse ne pourrait-elle pas plaider en faveur d’un véritable contrôle indépendant de la frontière qui deviendra bientôt une frontière Schengen? Bien que la Croatie désire faire partie de l’espace Schengen, mon pays ne respecte ni n’applique les normes du droit international et le code des frontières Schengen (SBC). La Croatie viole en particulier l’article 13 du SBC qui prévoit qu’«une personne qui a franchi illégalement une frontière et qui n’a pas le droit de séjourner sur le territoire de l’Etat membre concerné est appréhendée et soumise à des procédures respectant la directive 2008/115/CE». Les procédures de la directive mentionnée sont envisagées pour garantir la mise en place d’un système d’asile équitable et efficace afin de respecter le principe de non-refoulement; et l’hébergement dans des installations adaptées et de manière humaine et digne, dans le respect des droits fondamentaux et conformément au droit international et national. Je vous remercie pour votre attention et reste à votre disposition pour toute question.
Contact: Are You Syrious, Brune Busica 42, HR-10000 Zagreb, T: +385996600688; e-mail: areyousyrious [at] gmail.co