Imprévue, même pour ses partisans, fut l’annonce de Menem de ne pas se présenter au second tour des élections présidentielles. Celui qui avait introduit le second tour et qui, pour la première fois en Argentine, expérimentait un tel scénario, a refusé de se présenter face à son adversaire Nestor Kirchner.
Situation d’autant plus paradoxale que Menem avait remporté le premier tour avec 24 pour cent des voix devant son rival avec 22%. De fait, Kirchner, autre candidat péroniste, devient président d’Argentine, avec seulement 22% des voix obtenues au premier tour.
Les rues sont encore remplies des publicités électorales des deux candidats, et surtout du slogan ménemiste "Volver a Menem" (revenir à Menem). Pendant deux jours, les journaux et les chaînes télévisées ont crépité au gré des rumeurs, jusqu’à ce qu’officiellement le mardi, de sa province la Rioja, Menem annonce que les "conditions ne sont pas réunies pour le second tour". Jusqu’à présent, les analyses sur les raisons d’un tel désistement vont bon train, l’une des hypothèses évoquées y voit une manœuvre d’affaiblissement du futur gouvernement, le privant d’un second tour qui assiérait sa légitimité; certains vont même jusqu’à évoquer la possibilité d’un "coup d’Etat institutionnel", avec l’appui de différents secteurs, y compris les forces armées avec lesquelles l’ancien président entretient d’excellentes relations (l’une de ses propositions lors de la campagne électorale était de déployer l’armée dans les rues afin de mettre fin au chaos social).
Menem, en ne se risquant pas à affronter les urnes, vient de jouer un tour à Kirchner. Loin de ce que l’on pouvait attendre d’un candidat qui se retire, Menem a fait circuler rumeurs sur rumeurs pour finalement se montrer au balcon de l’hôtel Président (quelle ironie), triomphaliste, faisant apparaître en contraste son rival Kirchner comme un perdant. Menem s’est retiré en prince, privant ainsi son adversaire d'une victoire écrasante, que les sondages pronostiquaient de plus de 70%, où le vote anti-Menem aurait ainsi permis de reporter la majorité des voix vers Kirchner.
Pour qui ne connaît guère les subtilités de la politique argentine, l’attitude de l’ancien président Carlos Menem est digne des plus belles images de rois fous en pleine décadence. Loin s’en faut, Menem est plus que jamais là, il a juste choisi de changer de terrain de lutte. C’est ainsi que certains médias alternatifs n’hésitaient pas à titrer "Kirchner au gouvernement, Menem au pouvoir?".
Le péronisme n’est pas mort
L’une des premières conclusions que l’on peut tirer du renoncement de Menem est la certitude que, dans un futur proche, les conflits internes au Parti Justicialiste (PJ) vont continuer d’occuper le devant de la scène nationale. Depuis des mois, le PJ se trouve profondément divisé entre deux clans, celui représenté par Menem et celui de l’actuel président Duhalde. Une guerre fratricide pour le pouvoir qui a rendu impossible que le PJ définisse en son sein une candidature unique aux présidentielles et a ainsi abouti à ce que trois candidats issus du même parti se présentent: Carlos Menem (deux fois président en 89 et 94), Rodriguez Saa et Nestor Kirchner, candidat poussé par Duhalde. Nestor Kirchner assumera la présidence argentine. Son futur en tant que président de l’Argentine dépend principalement des conflits internes au Parti Justicialiste, son administration risque, dès les premières heures du gouvernement, d’être prise dans la tourmente. Menem en effet, en renonçant, continuera à mener la bataille à l’intérieur du PJ.
Pour comprendre la situation actuelle, un tout petit retour en arrière est nécessaire: regarder d’un peu plus près les résultats du premier tour qui avaient abouti au ballottage actuel, créant les conditions nécessaires à l’organisation d’un second tour. Au lendemain du premier tour, comme le commentait l’écrivain Osvaldo Bayer dans un article publié dans Pagina 12, "nous sommes tous péronistes, nous sommes tous argentins". Il faisait ainsi référence au fait qu’en rassemblant les pourcentages obtenus par les trois candidats du PJ, représentant le péronisme dans son expression en terme de parti, on totalisait plus de 60% des voix. Entre autres conclusions, l’on retiendra du premier tour la "mort" du parti radical, qui pendant des années fut le deuxième grand parti politique argentin (plutôt lié à la classe moyenne), ainsi que l’apparition d’une droite dure incarnée par Lopez Murphy et d’un centre gauche présidé par Elisa Carrio. Mais la majorité des voix sont allées définir qui d’entre les candidats du parti justicialiste sera président, transformant ce premier tour en une forme d’élections internes du PJ. Ce test, ce premier tour, Carlos Menem (qui ne pourra plus se présenter par la suite en raison de son âge avancé) l’a remporté avec 24% des voix. La perspective du second tour offrait au duo Duhalde-Kirchner la possibilité de gagner par une large majorité, et ce dans un scénario comparable à celui de la dernière élection présidentielle en France, un vote anti-Le Pen (dans ce cas-ci anti-Menem).
Dans le langage de l’appareil péroniste, les triomphes comme les déroutes ne sont pas toujours associées aux réussites électorales, mais se jaugent en terme de pouvoir réel. Déjà, le premier tour avait confirmé l’importance du PJ de la province de Buenos Aires, terrain de Duhalde, qui avait réussi à imposer le candidat Kirchner au second tour, sans que celui-ci bénéficie au départ d’une aura et d’une reconnaissance importante. Normalement, les élections viennent entériner et consolider celui qui dirige l’appareil local (caractérisé depuis des années par la suprématie de caciques locaux aux pratiques mafieuses et clientélistes). "Qui contrôle ainsi l'appareil péroniste, domine la scène électorale". Pour certains analystes, le renoncement de Menem à affronter le binôme Kirchner-Duhalde signe la fin de sa carrière politique, pour d’autres au contraire il est le signe de la continuation de la lutte de pouvoir, cette fois-ci non plus sur le terrain des élections présidentielles mais sur celui du contrôle de l’appareil péroniste.
Les élections passent... la faim reste
Depuis le début de la campagne électorale, ce sont soi-disant deux modèles économiques différents qui s’affrontent. D’un côté Menem et le ministre de l’Economie qu’il s’était choisi, Carlos Melconiam, proposaient de réouvrir le pays aux importations et de favoriser la consommation des classes moyennes élevées. Kirchner, faisant le choix de la continuité en nommant ministre de l’Economie Lavagna (actuel ministre au sein du gouvernement de Duhalde), poursuivrait une politique économique basée sur la promotion de l’industrie destinée avant tout à l’exportation (surtout dans les secteurs de l’agro-industrie, du pétrole et en partie dans le complexe industriel sidérurgique). Deux modèles économiques présentés dans la théorie comme antagonistes, l’un ménemiste axé sur les importations et la relance d’une certaine demande des classes élevées; l’autre, celui du gouvernement Duhalde, d’un pays attractif aux coûts peu élevés. Aucun des deux modèles pourtant ne veut et ne va sortir de la misère les 17 millions d’Argentins qui se trouvent dans une cette situation (selon l’INDEC, plus de 57% des Argentins vivent sous le seuil de pauvreté).
Sous le nouveau gouvernement Kirchner-Duhalde, quelle politique économique se profile? Le credo de la convertibilté peso-dollar, le "un peso égale un dollar" des années ménemistes, en une année de gouvernement Duhalde a été remplacé par le nouveau credo de la dévaluation. Il s’agit de favoriser un dollar relativement élevé (c’est pourquoi la Banque Nationale s’attèle à acheter régulièrement des dollars), ainsi que les exportations de marchandises, plus particulièrement de produits issus de l’industrie et de produits agricoles. Depuis le début de son mandat, Duhalde, au travers de son ministre Lavagna, a su dépasser la crise de l’après-convertibilité et convaincre les secteurs les plus favorables à la parité du dollar et du peso ainsi que certains secteurs progressistes des avantages de la dévaluation.
Loin de viser une reprise du marché interne, le modèle proposé est au contraire l’expression d’une économie bananière où l’attraction économique provient des salaires extrêmement peu élevés. C’est ainsi que les salaires (en moyenne de 135 dollars par mois pour les femmes et 190 dollars pour les hommes) n’ont jamais été aussi bas (une étude de l’économiste Juan Inigo Carrera signalait qu’on n’avait pas vu un tel niveau depuis 1932) et que le taux de chômage, de plus de 20%, assure une pression sur les salaires.
Les Argentins se noient…
Santa Fe se noie. L’Argentine affronte, dans l’une des trois plus grandes villes du pays, les pires inondations, qui ont ainsi détruit quasi complètement une ville et fait des milliers de disparus, jusqu’à présent on ignore le nombre de morts. Loin d’être uniquement une catastrophe naturelle, les inondations sont celles du monde politique qui se retrouve ainsi au banc des accusés. Les fautes graves commises dans la prévention de la catastrophe, ainsi que la corruption, la désorganisation des secours, l’incapacité des autorités à répondre à une situation d’urgence ont rendu le climat social à Santa Fe particulièrement tendu. Chaque jour, les morts remontent à la surface, la liste des disparus augmente sans qu’une quelconque autorité politique puisse recenser les multiples victimes. Chaque jour également, le désespoir comme le ressentiment augmentent.
Santa Fe est ainsi devenue une image extrême de la situation sociale en Argentine. Le chômage, la misère sociale et la faim augmentent dans un pays où un travailleur accepte les salaires les plus bas pour conserver son emploi, et où les plus riches continuent d’agrandir leur part du gâteau en dollars cette fois-ci, et ce grâce à l’évasion des capitaux vers l’étranger.
Sur une telle mer, le bateau du gouvernement oscille entre contenir la misère au travers de plans d’assistance, permettant tout juste de ne pas couler (pour rappel, un plan de travail est de 150 pesos par mois, ce qui équivaut à plus ou moins 50 dollars), et pour ceux qui se rebellent, faire tonner les canons de l’Etat au travers de son appareil répressif. Pour rappel, en un mois, dans un climat préélectoral, le gouvernement de Duhalde a emprisonné quatre dirigeants piqueteros, a fait déloger l’usine occupée de Brukman, (...) voulant ainsi mettre un terme au mouvement issu du 19 et 20 décembre.
* Cet article a été écrit juste après les élections, vous pourrez retrouver la deuxième partie dans le numéro de septembre d'Archipel
Note: bien que signé, cet article n’existerait pas sans les analyses fournies par les médias alternatifs argentins qui, sans relâche, continuent de faire vivre le journalisme militant, que la dernière dictature a voulu tuer en assassinant de nombreux journalistes, je veux ici rendre hommage et citer Indymedia Argentina, le journal Proyectos 19/20, le collectif Redacción ainsi que le réseau de correspondants populaires de la Tribu