Cela fait vingt ans que nous connaissons le Sindicato de Obreros del Campo (SOC), en lutte pour améliorer la situation des journaliers agricoles andalous, pour exiger une réforme agraire et une meilleure répartition des terres. Traditionnellement le SOC est engagé dans les régions d’Andalousie où les structures agricoles sont dominées par les grands propriétaires avec des vastes étendus d’oliviers, de fruitiers etc. qui nécessitent une main-d’oeuvre très importante.
Dans les années 80, il y avait encore 500.000 journaliers andalous dont beaucoup partaient plusieurs mois par an à la recherche de travail dans d’autres pays européens.
A l’époque, le Comité Européen de Défense des Réfugiées et des Immigrés (CEDRI), organisation co-fondatrice du FCE, avait mené toute une série d’actions avec le SOC: campagne d’information à travers l’Europe grâce à une brochure «Terre et liberté» publiée en allemand, anglais, espagnol et français, envoi d’observateurs à des procès intentés contre des journaliers, soutien au démarrage de coopératives agricoles.
Toutes les actions menées par le FCE depuis les émeutes à El Ejido en février 2000 ont été réalisées avec le concours actif du SOC. Aujourd’hui, nous sommes en train de lancer une nouvelle campagne de soutien à ce syndicat, cette fois-ci pour son travail dans la province d’Almeria (voir «Les légumes de la colère» ci-après).
Pour mieux comprendre l’histoire du SOC, voici quelques extraits de la brochure publiée en 1985 par le CEDRI. Il est possible de commander cette publication auprès du FCE
(66 pages A5, seulement disponible en réédition photocopiée). Vous pourrez y trouver des témoignages très intéressants sur les luttes menées dans différents villages andalous (voir «José et Fransisco d’Osuna»). Dans un prochain numéro, nous reviendrons sur les actions du SOC de 1985, date de rédaction de la brochure, à nos jours. Tous les chiffres cités sont ceux de 1985,
Un peu de géographie… L’Andalousie – région du Sud de l’Espagne – s’étend sur 87.268 km2 (l’Espagne compte 504.782 km2) et a une population d’environ 6,5 millions d’habitants (Espagne: 36 millions), dont 500.000 salariés agricoles sans terre qui survivent en vendant leur force de travail aux grands propriétaires terriens.
La géographie andalouse est très variée. Il y a des plaines et des montagnes, des vallées fertiles et des déserts. Le centre agricole est la vallée du Guadalquivir. Ses cultures traditionnelles sont le riz (dans les zones de marais), le coton, les olives, la vigne, la betterave sucrière, les légumineuses à grains (pois chiches, haricots), les céréales et les cultures maraîchères.
L’Andalousie possède une côte riche en poissons et la zone côtière d’Almeria à Velez-Malaga permet, grâce à son climat, la culture des légumes les plus précoces de toute l’Europe, et de fruits tropicaux.
L’Andalousie possède également un sous-sol riche en minerais: fer, plomb, sel, soufre et argent.
Les terres andalouses sont les plus riches d’Espagne, mais le peuple vit dans la misère car 60% des terres cultivables sont entre les mains de 2.500 familles latifundistes qui représentent moins de 2% de la population rurale.
Et d’histoire… L’histoire des latifundia remonte à la conquête castillane. Les rois «très catholiques» d’Espagne envahirent le pays et détruisirent la haute culture arabe de l’Andalousie. Cordoue tomba en 1236, Grenade en 1492, entre les mains des conquérants qui chassèrent les cultivateurs de la terre pour la distribuer à leurs «seigneurs de guerre» ... Ces structures de répartition de la terre sont restées les mêmes depuis cette époque.
Toute l’histoire de l’Andalousie est jalonnée par les révoltes populaires contre la misère et l’injustice sociale. Depuis plus d’un siècle, les travailleurs agricoles réclament la restitution des terres qu’ils travaillent.
En février 1936, le Front Populaire arrive au pouvoir. Dans les cinq mois qui vont de la victoire électorale jusqu’au putsch fasciste de juillet 1936, 500.000 hectares de terres sont récupérés et 100.000 familles paysannes y sont installées.
Pendant la guerre civile, de 1936 à 1939, une grande partie de l’Andalousie est prise par les fascistes, et ce dès les premiers jours du coup d’Etat. La résistance populaire est étouffée dans le sang. Le 19 août 1936, le grand poète Garcia-Lorca est assassiné par les putschistes.
Pourtant, quelques régions d’Andalousie opposent une résistance plus longue.
Dès la victoire de Franco, tous les acquis de la réforme agraire disparaissent. Les terres distribuées aux petits paysans sont restituées aux latifundistes. Les latifundia deviennent le pilier du système franquiste en Andalousie et ces structures seront conservées jusqu’à aujourd’hui.
L’Andalousie garde son rôle de colonie à l’intérieur de l’Espagne: fournisseur de matières premières et réservoir de main-d’oeuvre.
Dans les années 60, la mécanisation du travail agricole (tracteurs, moissonneuses) provoque une première vague d’émigration parmi les journaliers et les petits paysans qui fuient le chômage, la faim et la misère. Dès cette époque, l’émigration n’est plus seulement temporaire mais souvent définitive.
Entre 1960 et 1973, 780.000 Andalous partent en Catalogne, 250.000 à Madrid, 170.000 à Valence, 50.000 au Pays Basque et 50.000 aux Baléares; soit au total 1.300.000 personnes. Par ailleurs, 1.200.000 Andalous s’expatrient, essentiellement en RFA, en France et en Suisse, pays alors en pleine expansion économique et qui offrent beaucoup d’emplois dans l’industrie. En même temps, le tourisme se développe de façon massive en Espagne mais les conditions de vie des travailleurs agricoles n’en sont pas améliorées pour autant.
Dans les années 70 se produit la deuxième vague de mécanisation (machines à récolter le coton et la betterave, à cueillir les olives...). Les cultures traditionnelles (olivier, vigne, betterave à sucre) nécessitant beaucoup de travail manuel sont progressivement remplacées par le blé et le tournesol, jugés plus rentables par les latifundistes.
S’ensuit une deuxième vague d’émigration. Mais cette fois-ci le contexte a changé: la crise économique sévit et les pays industrialisés n’ont plus besoin de main-d’oeuvre immigrée.
Genèse du SOC Dans les années 60-70, des groupes de journaliers se forment dans la clandestinité; ils sont à l’origine des Comisiones jornaleras (commissions de journaliers) qui, à la fin du régime franquiste, organiseront les premières actions illégales.
Ces commissions de journaliers (organisées en assemblées cantonales, départementales et régionales) donneront naissance, après la mort de Franco, au Syndicat des Ouvriers Agricoles (SOC). Parallèlement à leur travail clandestin, des membres des Commissions de journaliers se présentent aux élections dans les syndicats corporatistes franquistes (composés de représentants de l’Etat, d’entrepreneurs et d’ouvriers). Dans certains villages, tous les représentants ouvriers de ces syndicats font partie des Commissions de journaliers. Naturellement ces «syndicats» n’ont rien à dire, mais cette participation offre une certaine couverture pour d’autres activités...
En 1975, tous les membres des Commissions quittent ces «syndicats». C’est une époque de semi clandestinité car on sait déjà que Franco va bientôt mourir. Ce qui arrive, enfin, en novembre 1975.
Le 1er août 1976, le SOC est officiellement légalisé. En 1977 se tient son premier congrès de fondation à Morón. Un comité régional est élu par l’assemblée générale de toute la région. En même temps, la lutte pour la réforme agraire commence.
En 1978, ce sont les premières occupations de terres depuis la guerre civile, à Osuna, Morón et plusieurs autres villages. Aux élections de 1979, pour la première fois une Candidature Unitaire des Travailleurs (CUT) se présente, soutenue par le SOC. La CUT dépasse d’ailleurs les limites des régions agricoles et se présente aussi dans les villes, comme par exemple à Séville et Huelva.
Lors du 2ème congrès du SOC en 1980, les structures se démocratisent. Les délégués sont élus directement par les villages. Un comité exécutif de 17 personnes et un secrétariat général de 5 personnes sont désignés. Diamantino Garcia-Costa est élu président et Francisco Casera, secrétaire général.
Lors du troisième congrès de Marinaleda (octobre 1983) on a supprimé le secrétariat général pour démocratiser encore plus les structures du syndicat. Depuis, il y a un comité exécutif de cinq personnes – mais sans président et sans permanent salarié – et un seul représentant officiel, le secrétaire général Diego Cañamero-Valle.
Terre et liberté Face au chômage, à la famine et à la misère, les revendications du SOC peuvent se résumer de manière très simple: travail, terre et dignité.
Il y a d’abord une lutte pour la survie immédiate des familles, ce qui signifie obliger les grands propriétaires à embaucher les journaliers au chômage.
Dans ce contexte, le SOC lutte contre la disparition des «cultures sociales» qui emploient beaucoup de main-d’oeuvre: olive, vigne, betterave, coton, asperges, câpres etc. et en particulier contre l’arrachage massif des oliviers et la mécanisation stupide qui n’a d’autre sens que d’enlever du travail aux journaliers, sans qu’aucune autre alternative ne leur soit proposée, sans que soient prises en compte leurs conditions d’existence.
Il faut bien comprendre que ce refus de la mécanisation n’est pas une opposition de principe; le SOC est pour le progrès technique, à condition qu’il soit contrôlé par ceux qui travaillent la terre, c’est-à-dire les journaliers et les petits paysans.
Toutes les luttes menées par les journaliers sont sous-tendues par un objectif principal: une véritable réforme agraire.
Au cours de son troisième congrès de Marinaleda, en octobre 1983, le SOC a adopté son programme pour la réforme agraire.
Lutte pour la réforme agraire
Depuis les premières actions de 1978, la lutte pour la réforme agraire n’a jamais cessé: occupations de terres, «grèves de la faim contre la famine» (parfois plus de 1.000 personnes ensemble), grèves générales ou partielles, barrages de routes etc.
En voici quelques exemples:
Août 1983: grande marche sur Séville, pour la réforme agraire, avec la participation au finale de 10.000 journaliers.
En 1983, le gouvernement socialiste nationalise les domaines du grand holding Rumasa. Le SOC demande que les terres soient données aux journaliers pour y créer des coopératives. Sans succès. Alors les militants du SOC occupent la finca Romana (ancien domaine de Rumasa) à plusieurs reprises, la dernière fois au début de cette année. Jusqu’à aujourd’hui la finca est restée propriété de l’Etat, avec un gérant installé par le gouvernement. Ce dernier a promis qu’il ne vendrait pas à des entreprises privées, mais qu’il attendrait les prochaines élections de 1986 pour décider de son utilisation.
Début 1985, la lutte a gagné une ampleur assez large; les journaliers de 10 villages ont occupé simultanément des terres pour protester contre l’adoption d’une pseudo-réforme agraire par le gouvernement.
La répression a toujours été très dure. A chaque occupation, ou autre forme d’action, les patrons et les autorités locales envoient la Garde Civile - peu importe que le gouvernement soit de centre-droit ou socialiste... Plus de 300 membres du syndicat sont en procès (le procureur demande contre eux des peines de 2 à 3 ans de prison). Beaucoup d’autres ont été condamnés à des peines de prison ou des amendes.
Mais malgré la répression policière, judiciaire et économique, ces luttes ont marqué profondément la conscience du peuple andalou. Il y a dix ans, personne ne parlait de réforme agraire; le franquisme s’était bien chargé de tuer dans l’oeuf toute idée de ce type. Quand les journaliers du SOC ont commencé leurs premières occupations, on les a traités de fous qui s’opposent au progrès, de «déstabilisateurs» de la démocratie offrant prétexte à un nouveau coup d’Etat fasciste...