L’arrivée au gouvernement du «président ouvrier» Lula, début 2002, a suscité bien des espoirs: réforme agraire, réduction des inégalités sociales, annulation de la dette, amélioration concrète des conditions de vie pour la majorité de la population.
C’est avec du vieux…
Pendant des années de gestion municipale dans différentes régions, le PT (Partido dos Trabalhadores) avait fait la preuve qu’un «autre développement» est possible – et la gestion participative est désormais connue dans le monde entier comme le modèle exemplaire d’un développement urbain impliquant au maximum toutes les couches de la population. A São Paulo et dans d’autres grandes villes, les programmes d’aide à la construction de logements par leurs futurs habitants ont contribué à une amélioration considérable de la vie des groupes de population marginalisés ainsi qu’à un recul tangible de la violence urbaine et de la criminalité. La réforme agraire, les programmes Fome zero (Faim zéro) et Renda mínima (revenu minimum) pour lutter contre la pauvreté, le programme Economía popular e solidária (économie populaire et solidaire) en faveur des entreprises en difficulté et des exclus – toutes ces expériences menées par le PT devaient constituer en gros, avec le nouveau gouvernement, la ligne politique de cet immense pays.
Avec sa devise «un Brésil pour tous» , le gouvernement de Lula s’est clairement prononcé pour un changement du modèle existant, en faveur d’une indépendance économique. Pour renforcer le marché intérieur, il est indispensable d’élargir le secteur de l’économie solidaire.
…qu’on fait du neuf?
Personne n’aurait pu prévoir alors qu’au moment du changement de gouvernement, la politique économique et financière allait évoluer de manière diamétralement opposée à celle des autres domaines.1
La soi-disant phase de transition du nouveau gouvernement de centre-gauche a commencé par la poursuite à l’identique du programme d’économie libérale du gouvernement précédent de Cardoso: produire pour l’exportation, faire des économies et attirer les capitaux étrangers, conditions incontournables pour surmonter la crise économique; en y ajoutant le respect des contrats du FMI, la reconnaissance de la dette extérieure, les taux d’intérêt élevés, les restrictions dans le domaine social, les privatisations, les réformes des retraites et du droit du travail, la ligne directrice était donnée. S’ensuivit le développement du modèle néolibéral dans l’agriculture, avec la pénétration d’énormes monopoles du soja, la mise en place d’essais OGM de grande envergure, marginalisant ainsi les petites exploitations familiales et sabotant toute tentative de réforme agraire.
La macroéconomie continue donc de diriger le Brésil, plus brutalement que jamais, suivant l’orientation néolibérale du «développement de rattrapage» . L’économie solidaire servira-t-elle à museler le mouvement social?
Nature du mouvement de l’économie solidaire
Le mouvement de l’économie solidaire va dans une autre direction. «La semence pour un avenir digne» , c’est encore et toujours proposer une vraie alternative opposée au fléau du capitalisme, «changer les valeurs et les rapports dans le monde du travail, et par conséquent dans l’économie» 2. L’économie solidaire pose la question du choix de société: voulons-nous une société de consommation et la destruction de l’environnement ou la durabilité et une vie solidaire?
Le mouvement de l’économie solidaire définit très clairement pour lui-même que «la crise, qui touche également les pays riches et développés, n’est pas conjoncturelle mais structurelle, puisque dans la logique capitaliste, les chômeurs et les pauvres sont nécessaires et seront de plus en plus nombreux dans l’économie mondialisée.» 3
Le terme d’économie solidaire regroupe aussi bien les expériences des paysans du Sud pour l’autosubsistance, que celles de l’économie alternative dans les pays du Nord, telles que la gratuité et le troc, l’autogestion, etc. Pour chaque projet, il s’agit d’anticiper un changement de société pour mettre en place une économie qui réponde aux besoins.
Comment faire avancer le débat et la pratique de l’économie solidaire dans la situation politique actuelle au Brésil?
Enthousiasme dans les projets
Si on observe les projets concrets dans leur pratique, on y constate un enthousiasme et une volonté d’agir combinés à une clarté politique typiquement brésilienne.
Prenons l’exemple du plus grand projet autogestionnaire du Brésil, l’usine de sucre Harmonia Catende (Pernambouc). Grâce à leur action déterminée, les ouvriers et les ouvrières ont obtenu le départ du propriétaire et empêché la fermeture définitive de cette usine riche en traditions, autrefois Eldorado du sucre dans le Nord-Est. Dans cette région où l’héritage colonial est encore très présent, avec ses grandes propriétés, la monoculture et l’exploitation de la main-d’oeuvre, où sévissent pauvreté extrême et analphabétisme, en l’absence totale de perspectives, un complexe autogéré a vu le jour en 1995. Avec 48 unités de transformation sur une surface de 26.000 hectares, il emploie dans la seule production sucrière 2.800 personnes et 80.000 autres sont impliquées dans l’agriculture, à l’échelle d’exploitations familiales. L’objectif de ce projet gigantesque est de changer l’aspect social et écologique de la région toute entière par une série d’initiatives: diversification de la production agricole, réduction des latifundia,
installation d’exploitations écologiques de subsistance pour les ouvriers et ouvrières et leur famille, alphabétisation, formation à la démocratie directe et à l’autogestion, sensibilisation aux droits de l’homme. Il s’agit réellement d’un autre modèle de développement pour une des régions les plus oubliées du monde. Catende est un lieu où on peut se représenter le potentiel de force explosive de l’économie solidaire, au niveau de toute une société.
Il en est de même avec les terres occupées autrefois à l’initiative du MST près de João Pessoa (Paraiba), sur lesquelles, après légalisation de leur situation, 100 familles gèrent aujourd’hui un marché hebdomadaire pour la vente directe de leurs produits biologiques qui assure complètement leur existence. Le marché est organisé en commun, les cultures et la vente sont effectuées par des unités familiales. Après avoir occupé ces terres pendant 15 ans, leurs habitants sont fiers de subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Aucun d’entre eux n’est plus obligé d’aller couper la canne à sucre chez les grands propriétaires des plantations voisines, un travail très pénible pour un salaire de misère. Ils sont heureux de mener une vie digne et communautaire, et se sentent privilégiés.
Caritas soutient plusieurs projets dans le même esprit, qui ensemble peuvent certainement avoir un impact sur l’aspect de la région, non seulement du point de vue de l’agriculture écologique, une niche difficile à occuper dans le contexte du lobby agricole tout-puissant au Brésil, mais aussi de l’autogestion qui a permis une vie autonome à des sans-terre.
Il existe également des projets proches du régime comme l’usine high tech de concentrés de jus de fruits Nova Amafrutas, une ancienne implantation de Ciba-Geigy près de Belém, dans l’Etat amazonien de Pará. Après sa faillite, elle a été reprise en 2002 par le personnel et fonctionne depuis en coopérative avec 1.300 familles qui cultivent des oranges et des fruits de la passion, plus 80 employés dans l’usine même.
Les concentrés de jus de fruits sont produits essentiellement pour l’Europe. Hormis l’usine, Nova Amafrutas gère, avec le soutien financier de l’Etat, un centre de formation qui propose des cours d’alphabétisation, d’informatique, d’éducation politique, délivrant des diplômes reconnus par l’Etat. On y enseigne notamment «la gestion d’entreprise solidaire» . Nova Amafrutas envisage d’étendre ses activités au tourisme écologique afin de protéger la zone limitrophe de forêt tropicale primitive, la dernière encore existante dans la région, en la faisant reconnaître comme réserve de biosphère.
Nova Amafrutas, par son gigantisme et sa perfection, donne l’impression d’une optimisation possible du capitalisme. L’autogestion n’est pas seulement capable de créer des emplois parfaits – sûrs, propres, auto-organisés – mais aussi de garantir une gestion d’entreprise optimale, de bonnes performances et une croissance certaine. L’usine se présente comme un modèle nord-américain: un management des plus modernes, des lignes claires, des cadres bien habillés, des salles de production d’une grande propreté. Les critiques de ce projet de la part de l’économie solidaire portent surtout sur son orientation à 100% pour l’exportation, qui ne fait que perpétuer l’exploitation séculaire des matières premières de l’Amazonie. Pas un milligramme d’extrait de jus de fruits n’est destiné au marché intérieur, par conséquent l’impact sur le développement régional est inexistant. Les promoteurs eux-mêmes voient plutôt leur contribution au niveau local par leur travail de base et de formation, en particulier avec les petits paysans associés à la coopérative.
Economie solidaire contre politique gouvernementale
Même si la ligne politique du gouvernement de Lula en matière d’économie est contradictoire, même si les fonds officiellement attribués par l’Etat à l’économie solidaire sont dérisoires, il est indéniable que le gouvernement favorise un certain type de développement.
Par exemple, dans le cas de Nova Amafrutas, l’existence des petits paysans producteurs est assurée par leur adhésion à la coopérative: ils ont un revenu garanti pour leurs produits, donc ils ne sont pas obligés d’avoir recours à une activité supplémentaire pour survivre, comme beaucoup de leurs semblables. En même temps le programme de gouvernement Fome zero leur attribue un panier de vivres mensuel, préfinancé par l’entreprise. Ces deux mesures conjuguées garantissent la haute qualité des produits, les paysans pouvant ainsi se consacrer uniquement à leurs vergers.
Ces mesures, ainsi que d’autres, constituent les premières tentatives de mise en pratique de réseaux d’économie solidaire pour garantir les biens de première nécessité au moyen d’une économie parallèle indépendante du marché.
Le fait que l’économie solidaire soit aujourd’hui institutionnalisée, par un secrétariat d’Etat dirigé par Paul Singer4, économiste de renom, au sein de l’actuel gouvernement, donne à réfléchir. En effet, ce nouveau coopérativisme a surgi au milieu des années 90 sous le gouvernement précédent de Cardoso, en réponse à la crise économique de l’époque. Des projets tels que celui de Catende ont leur origine dans le mouvement social qui leur a donné une connaissance profonde des difficultés mais aussi de ce qu’il y a de beau et d’unique dans le processus d’auto-organisation et d’autogestion. Le mouvement brésilien est confronté à un défi: changer les politiques des gouvernements, quels qu’ils soient, en appliquant au présent ses acquis des vingt dernières années pour surmonter la crise et avancer concrètement vers un avenir solidaire.
Kristina Bayer
Berlin
- Andrioli, Antônio Inácio (2003): contradictions et alternatives du gouvernement de Lula in: Revista Espaço Acadêmico, ano III, No 27,
août 2003
Bernardi Cherini, Jaqueline (2005): Pour qui et pour quoi travaillons-nous? Union nationale des ouvriers d’entreprises autogérées in: Université d’été de l’économie solidaire au Brésil et en Europe, perspectives de développement 83/84 Kassel 2005
Ibid
Singer, Paul (2001): Economie solidaire au Brésil aujourd’hui: un bilan provisoire in: Annuaire de l’Amérique Latine, analyses et rapports,
volume 25