Grâce à une occupation ininterrompue, les activistes de la forêt de Hambach1 ont révélé le drame de la crise climatique. Sans «Hambi restera» ou le mouvement de résistance civile «Ende Gelände» (fin de territoire), il n’y aurait pas de «Génération Climat» dans ce pays.
Il y a maintenant plus d’un an que la forêt de Hambach est défendue avec succès – et depuis lors, le paysage du mouvement climatique a considérablement changé, le nom «Hambi» n’est généralement mentionné qu’en arrière-plan. La jeune Génération Climat, organisée dans le cadre des Vendredis pour le Futur, occupe désormais le terrain. Mais comment se fait-il que le 20 septembre 2019, environ 1,4 million de personnes en Allemagne manifestaient contre une protection climatique insuffisante, contre le «paquet climat» du gouvernement allemand? Et quelle a été la contribution des défenseurs de la forêt de Hambach? Tout d’abord, les effets des mouvements sociaux en général et de manifestations spécifiques en particulier ne sont pas faciles à comprendre. Ils fonctionnent souvent comme la «vieille taupe» de Marx, qui creuse la terre pendant des années, pour ensuite, à un moment donné, relever la tête inopinément et tout bouleverser. Dans ce cas, cependant, on peut tracer une ligne assez droite: de la défense d’une forêt par 50.000 manifestant·es et une campagne de solidarité soutenue par des célébrités internationales et des travailleur·euses du sexe à Cologne et dans les environs, jusqu’à la nouvelle phase du mouvement pour le climat. Elle n’est plus seulement portée par un petit spectre de protestataires; c’est désormais l’un des mouvements de masse progressistes les plus marquants de ce pays, de cette époque.
Un peu d’histoire
Comme pour toute bonne histoire, il faut remonter quelques années en arrière. Elle commence au Sommet mondial sur le climat à Paris en 2015. On se souvient que «la communauté mondiale» y a convenu de limiter le réchauffement climatique à «bien moins de deux degrés». A l’instigation de plusieurs pays particulièrement touchés par la crise climatique, l’accord adopté à cette occasion prévoyait même de ne pas dépasser idéalement plus de 1,5° pour le niveau préindustriel. Un résultat des négociations assez impressionnant, si l’on considère par exemple l’écrasant échec du Sommet sur le climat COP 15 à Copenhague en 2009, la tentative précédente pour négocier un accord succédant au protocole de Kyoto. Toutefois, si l’accord de Paris sur le climat a entériné la noble limite de 1,5°, il a également évité toute définition réelle et a exclu tout mécanisme politique pour atteindre les objectifs. Tout le monde a affirmé: «Maintenant, nous protégeons le climat», mais personne n’a dit comment cela devait se faire. Les Etats signataires ont présenté des objectifs de réduction des émissions qui, s’ils étaient additionnés dans l’hypothèse très irréaliste d’une réalisation de 100 % des objectifs, réchaufferaient encore la planète de plus de 3°. Et, bien sûr, rien n’a changé au fait que la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques est une institution totalement impuissante par rapport à d’autres traités transnationaux – par exemple l’OMC ou le traité sur la Charte de l’énergie – dont les déclarations ne sont prises au sérieux par aucun ministère de l’Economie dans le monde. D’une part, nous sommes dans un monde dans lequel la protection du climat (après avoir eu une existence politique plutôt obscure pendant les années de la plus grave crise économique et de l’euro) est soudain devenue l’un des principaux objectifs politiques; dans lequel non seulement l’ancienne «chancelière du climat» Merkel, mais aussi toutes sortes de politicien·nes se sont extasié·es sur la grande transformation qui nous attendait désormais. D’autre part, cependant, a été signé un traité international totalement édulcoré et les scènes politiques nationales marchent dans une direction totalement opposée: vers une croissance économique éternelle, au diable le climat. Dans cette situation, le mouvement pour la justice climatique en Allemagne – après de longues années durant lesquelles les camps climatiques n’ont toujours été que des événements régionaux avec quelques centaines de partici-pant·es – a atteint pour la première fois un niveau d’intensité conséquent. D’abord, il y a eu les spécialistes du mouvement «Ende Gelände» qui, s’appuyant sur les stratégies couronnées de succès du mouvement antinucléaire, ont montré aux citoyen·nes que nous ne vivons nullement dans un pays modèle en matière de politique climatique, qu’il existe un conflit social considérable autour du lignite et de la protection du climat et qu’il est tout à fait légitime d’enfreindre quelques lois pour la protection et la justice climatiques. Puis, il y a eu l’occupation permanente de la forêt de Hambach, qui dure depuis des années, mais qui attire de plus en plus l’attention du public. Au-delà des événements, l’occupation permanente a permis de faire l’expérience d’une culture de résistance presque semblable à celle du Wendland2 et, grâce à la persévérance des occupations non-stop dans les arbres, de transmettre le drame existentiel de la crise climatique en toute clarté. Après l’accord de Paris sur le climat, le mouvement de désobéissance pour une justice climatique, mené en Allemagne par les deux acteurs susmentionnés est devenu un acteur de la politique du climat – non pas tant en raison de sa taille, mais parce qu’il a su revêtir le manteau de légitimité créé par les gouvernements, pour s’en débarrasser ensuite sans hésitation. Parce que les gouvernements du monde entier avaient déclaré à Paris que la protection du climat était la tâche centrale de l’humanité et parce qu’ils n’ont ensuite rien fait pour le réaliser, beaucoup d’espaces libres ont été créés, une réserve de légitimité, pour ainsi dire, qui a ensuite été revendiquée par le mouvement pour lui-même. Ce qui semble relativement normal aujourd’hui – les défen-seur·euses du climat sont rarement tabassé·es, même s’illes enfreignent parfois la loi – a été défendu pour la première fois par les «Hambis» et les «Ende Gelände» dans les années 2015 à 2018. Pendant cette période, le mouvement a également multiplié ses actions, de plus en plus d’oppo-sant·es sont entré·es dans la forêt, ont participé à des blocus, le conflit autour du lignite est devenu de plus en plus visible. Le sommet climatique COP 23, organisé sous la présidence de l’Etat insulaire de Fidji, a été un premier temps fort, mais il s’est tenu à Bonn, sur le Rhin, en 2017: comme à cette occasion les activistes étaient en permanence présent·es dans la région du lignite rhénan, il est apparu clairement au pays et au monde entier que l’Allemagne n’est en aucun cas la championne du monde de l’électricité verte, mais celle du lignite. L’image du pays pionnier vert a été durablement ternie par la désobéissance du mouvement pour le climat. Le nouveau gouvernement allemand, entré en fonction au début de l’année 2018, a été soumis à une pression croissante pour pacifier le conflit sur le lignite et la justice climatique. Pour y parvenir, il a accepté – dans le respect des bonnes pratiques corporatistes allemandes – de créer une commission du charbon. Après plus de deux ans au cours desquels le mouvement a régulièrement découragé les entreprises, le gouvernement et, dans une large mesure, le syndicat conservateur des mineurs IG BCE, le système politique au sens étroit du terme a fait son chemin: «Vous portez le conflit dans les rues et dans les mines, nous le ramenons dans les coulisses où la politique du gouvernement est habituellement élaborée». Mais deux choses se sont alors produites qui ont fondamentalement changé le domaine de la politique climatique, marquant, dans un certain sens, le point culminant de la phase héroïque de désobéissance civile de la gauche radicale dans ce pays et le début d’une nouvelle phase du mouvement et de la politique climatique: d’une part la canicule et d’autre part la décision vraiment stupide et spectaculaire de la régie électrique RWE de tenter d’évacuer définitivement la forêt de Hambach après des années d’occupation. C’est pourquoi la canicule de 2018 – la pire en Europe du nord depuis 2003, accompagnée d’une sécheresse extrême et de températures exceptionnellement élevées – est apparue si révélatrice. Malgré les espoirs des activistes pour le climat, ce ne sont pas les événements météorologiques extrêmes isolés ou d’autres catastrophes liées au changement climatique qui mènent aux effets d’apprentissage souhaités dans la population. Ce sont des perceptions comme «il pleut de moins en moins», «les hivers sont de plus en plus chauds» ou «mon Dieu, il va faire chaud en été maintenant» qui changent l’opinion au quotidien. L’été 2018 a finalement appris à la majorité des gens qui vivent ici que le changement climatique ne se produira pas un jour lointain, mais maintenant, qu’il ne s’agit pas vraiment et principalement du problème des ours polaires, mais des gens, et plus précisément de nous. Parce que 2018 a montré au pays que même ici, dans le Nord froid du monde, beaucoup de choses vont empirer une fois que le climat commence à changer. L’été chaud de 2018 a rendu le pays «mobilisable pour le climat».
Un vaste mouvement social?
Cependant, un autre ingrédient important était nécessaire pour l’émergence d’un mouvement social à large base, un véritable mouvement de masse: une confrontation menée de manière antagoniste, une lutte entre le bien et le mal, une pièce de théâtre en plusieurs actes qui se termine par la défaite du grand méchant face à la petite héroïne. Il fallait un symbole du mouvement pour le climat qui motiverait les gens qui n’avaient jamais protesté pour le climat auparavant – et qui ne prendraient certainement pas d’assaut une mine à ciel ouvert avec une bande de gauchistes radicaux – à devenir eux-mêmes actifs, à participer à une «manifestation climatique» ou même à une «action climatique», peut-être pour la première fois. Il ne reste plus qu’à répondre à la question: que signifie cette confrontation pour le mouvement, pour la politique climatique – pour l’avenir qui est en quelque sorte concevable à nouveau maintenant? La réponse finale sera probablement débattue par les historien·nes, mais quelques thèses peuvent déjà être formulées: la combinaison d’un été chaud, de la lutte pour le «Hambi», de plusieurs camps climatiques et d’actions «Ende Gelände» a fait qu’au moment où la Commission du charbon (son nom actuel en dit déjà long: Commission pour la croissance, les changements structurels et l’emploi) a commencé ses travaux, le mouvement climatique en Allemagne était au sommet de sa puissance. La stratégie s’est inspirée assez directement des réussites du mouvement antinucléaire, consistant en plusieurs actions spectaculaires de désobéissance civile chaque année pour ouvrir les médias et les espaces de discours; ce processus provoque lentement un changement d’opinion jusqu’à ce que le gouvernement (par exemple sous la pression d’un événement tel que Fukushima) ne soit plus capable de décider contre le mouvement. Cette stratégie s’est maintenant heurtée à la contre-stratégie de «Team Kohle»3, menée non pas tant par les compagnies charbonnières que par le syndicat minier IG BCE, stratégiquement bien positionné. Bien que ce syndicat ne soit plus un véritable pouvoir dans la rue, il se vante de ne pas avoir fait grève depuis des décennies. Institutionnellement, l’IG BCE est un acteur puissant, notamment en raison de sa représentation considérable au sein du groupe parlementaire SPD4 au Bundestag (entre 2013 et 2017, il y avait proportionnellement plus de membres BCE dans le groupe que jamais auparavant), mais aussi dans les pays producteurs de charbon, qui étaient bien sûr également représentés à la Commission. L’histoire de la Commission du charbon est une autre histoire, il ne s’agit ici que de sa conclusion: en fin de compte, la proposition sur le papier était que le lignite ne serait pas éliminé avant 2038. Bien sûr, du point de vue de la politique des pays et du marché du travail, peut-être même du point de vue de la lutte contre l’AfD5, cette décision peut être en quelque sorte compréhensible. D’un point de vue climatique, c’est une mauvaise blague: l’un des pays les plus riches, les plus puissants et les plus avancés technologiquement au monde ne devrait-il pas éliminer progressivement le plus sale des combustibles fossiles avant un peu moins de 20 ans, alors que des catastrophes dues à la sécheresse se produisent déjà en Europe du Nord en 2018? En bref: avec le soi-disant compromis sur le charbon, le système politique de la République fédérale d’Allemagne a démontré son incapacité absolue à protéger le climat dans les conditions données, ce qui ne peut être obtenu par des compromis corporatistes, mais doit se fonder sur une décision sociale collective. Les stratégies du mouvement radical pour le climat ne peuvent sans doute pas à elles seules entraîner cette décision. Mais elles ont forcé les politiciens à entrer dans la commission du charbon, qui s’est clôturée par une déclaration sous serment sur la politique climatique. C’est ce serment seul qui a rendu possible le mouvement de masse des Vendredis pour le Futur et lui a donné l’énorme force morale avec laquelle il a fait descendre 1,4 million de personnes dans les rues d’Allemagne en septembre 2019 pour la protection du climat. En ce sens, il n’y aurait pas de «génération climatique» dans ce pays sans «Hambi» – car les conflits qui s’y déroulent ont montré au reste de la société que quelques centaines ou milliers de cadres hautement spécialisés dans la protection du climat sont bien capables de défendre une forêt et de faire bouger la société. Mais si l’objectif est la justice climatique, alors la société dans son ensemble doit bouger. Nous devrions en être reconnaissant·es aux «Hambis» radicaux longtemps encore.
- Voir Archipel No 274, octobre 2018, «Hambacher Forst, a-t-on franchi la ligne rouge?».
- Voir Archipel No 241, octobre 2018, «Wendland, terre d'asile».
- Littéralement: l’équipe charbon.
- Sozialdemokratische Partei Deutschlands, Parti social-démocrate d’Allemagne, le plus vieux parti politique d’Allemagne.
- Parti d’extrême droite allemand.