Une réunion d’Alarmphone Sahara* – un projet jumeau de Watch The Med Alarmphone – vient de se tenir à Agadez au Niger mi-février. Les camarades d’Afrique-Europe-Interact (AEI) qui ont initié ce projet rendent compte ici de leur réunion de coordination.
Mi-février, nous nous sommes rendu·es à Agadez, ville marchande au sud du Sahara, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO et qui est devenue ces dernières années l’un des hotspots du régime migratoire européen. Nous nous sommes retrouvé·es pour une réunion d’Alarmphone Sahara (APS), un projet lancé il y a environ deux ans par le réseau transnational Afrique-Europe-Interact. L’Alarmphone Sahara est à bien des égards une première, il n’existe pratiquement aucune structure politique sur laquelle le projet pourrait sérieusement s’appuyer. A ce jour, une quarantaine de militant·es du Niger, du Mali, du Burkina Faso, du Togo, du Maroc, de l’Allemagne et d’Autriche sont impliqué·es dans le projet, avec trois objectifs principaux: fournir aux migrant·es et aux réfugié·es des informations utiles pour la traversée du désert; documenter la situation sur les routes du désert afin d’agir sur l’opinion publique et lancer ou mener des opérations de sauvetage. Les délégué·es d’Alarmphone Sahara se réunissent régulièrement en différents lieux pour planifier et se coordonner, en février pour la troisième fois à Agadez.
Naissance du projet
L’Alarmphone Sahara a été fondé en janvier 2017 à l’initiative de militant·es malien·nes d’Afrique-Europe-Interact. Le projet est équivalent au Watch The Med Alarmphone, un numéro d’urgence joignable 24 heures sur 24 depuis octobre 2014 pour les migrant·es et les réfugié·es en situation de naufrage (auquel participent également des militant·es d’Afrique-Europe-Inter-act). Concrètement, l’Alarmphone Sahara se concentre sur trois points:
- documenter la façon dont, depuis septembre 2016, sous la pression de l’UE, les migrant·es et les réfugié·es sont littéralement chassé·es dans le désert. Pour y échapper, de plus en plus de passeurs empruntent des routes inconnues, ce qui entraîne une augmentation énorme du nombre de morts dans le désert.
- fournir des informations pratiques aux migrant·es pour rendre leur voyage dans le désert plus sûr.
- sauver des migrant·es ou des réfugié·es en détresse dans le désert – parce que leur voiture est tombée en panne ou a eu un accident, ou parce que des passeurs les ont abandonné·es (souvent lorsque la police arrive, les passeurs se volatilisent). Ces trois objectifs semblent réalistes, mais ils sont extrêmement difficiles à atteindre. Il n’y a pas dans le désert de «gardes du désert» analogues aux garde-côtes. Il n’y a pratiquement pas de voitures en dehors des routes principales qui pourraient porter assistance aux migrant·es, contrairement à la situation en mer où des navires très différents peuvent, au moins théoriquement, venir en aide aux naufragé·es. En outre, les zones du Sahara que les migrant·es traversent sont particulièrement disputées, certaines d’entre elles étant complètement fermées – entre autres le nord du Mali, le sud de l’Algérie, le nord du Tchad et une grande partie du Niger. Le désert est beaucoup plus dangereux que la mer; seules les personnes qui vivent dans le désert, qui peuvent s’y orienter grain de sable par grain de sable, comme l’a exprimé de manière imagée notre ami Moussa, peuvent s’y déplacer à peu près en sécurité. Enfin, il n’y a pas dans cette région du monde de réseaux de la société civile ou de mouvements politiques sur lesquels l’Alarmphone Sahara pourrait s’appuyer. Nous sommes contraint·es de commencer par créer de telles structures, ce que sont en train de faire actuellement des militant·es impliqué·es au Niger, au Mali, au Togo, au Maroc, en Allemagne et en Autriche. S’agissant de la Libye, de l’Algérie et du Burkina Faso, il n’existe jusqu’à maintenant que des contacts provisoires et des groupes et des individus.
Revenons à l’histoire de notre réseau. Tout a commencé en février 2017 avec une réunion de fondation à Niamey. Depuis lors, il y a eu trois autres réunions, une à Ouagadougou et deux à Agadez. Toutes ces réunions ont été instructives, mais le processus de mise en réseau s’est avéré relativement compliqué, en partie parce que nombre des organisations et réseaux impliqués se connaissaient à peine auparavant. De plus, les processus d’organisation en Afrique de l’Ouest sont de toute façon extrêmement compliqués (sans parler du désert), non seulement en raison des conditions générales difficiles, mais aussi parce que la plupart des militant·es impliqués sont aussi personnellement aux prises avec des conditions de vie très précaires. Dans ce contexte, la réunion de cette année s’est concentrée sur la consolidation des structures existantes et leur ajustement, là où des choses n’étaient pas encore claires. Au total, une vingtaine de personnes ou plutôt délégué·es ont pris part à la réunion: du Mali, du Togo, du Maroc, d’Allemagne, d’Autriche et du Niger – dont quatre observateur·trices qui vivent dans différents endroits de la partie nigériane du Sahara, les «lanceurs d’alerte». Le premier jour, nous avons travaillé sur la structure interne de l’Alarmphone Sahara, la répartition des tâches, les processus de communication et de décision, etc. Les deux jours suivants, nous avons axé le travail sur nos activités concrètes, au Niger mais aussi dans les autres pays.
Les activités
En ce qui concerne les activités envisagées, trois points ont été particulièrement évoqués. D’abord, des refoulements massifs ont lieu régulièrement depuis un certain temps, particulièrement en plein milieu du désert à la frontière entre l’Algérie et le Niger, à 15 kilomètres de la ville nigérienne d’Assamaka. C’est pourquoi l’APS veut être plus actif à l’avenir à cet endroit, pour faire pression sur les autorités afin qu’elles mettent fin aux mauvais traitements qui y sont associés – sans parler du fait que de telles expulsions constituent une violation des droits humains et doivent de toute façon cesser au plus vite. Deuxièmement, la question était de savoir si et comment nous pouvions organiser des opérations de sauvetage dans la région de Dirkou, à environ 1000 kilomètres au nord-est d’Agadez. Enfin, nous avons parlé des différents moyens de sensibiliser les migrant·es, c’est-à-dire de mieux les préparer au voyage dans le désert. Les personnes qui ont opté pour la migration ne peuvent et ne doivent pas être dissuadées d’atteindre cet objectif, non seulement parce que la liberté de circulation est un droit humain (cela a été particulièrement souligné par la partie africaine) mais aussi parce que l’expérience a montré que les efforts entrepris par des acteurs tels que l’UE ou l’Organisation internationale des migrations (OIM) pour convaincre les migrant·es de rentrer dans leur pays d’origine ont échoué. Alarmphone Sahara se concentre sur la livraison d’informations pratiques aux migrant·es, soit par le biais de notre bureau à Agadez, qui sert également de point de contact, soit par le biais d’un dépliant créé par des militants maliens et qui sera bientôt distribué au migrant·es à Agadez et dans les grandes stations de bus à Bamako, Gao et Ouagadougou.
Hotspot à Agadez
Retour à Agadez. Aujourd’hui la ville est beaucoup plus pauvre qu’il y a 10 ans. Il y a des vols, des cambriolages et de la mendicité qui n’existaient pas sous cette forme jusqu’à récemment. En raison du refoulement massif de migrant·es depuis l’Algérie et la Libye depuis presque deux ans, Agadez est actuellement submergée par les migrant·es qui doivent choisir entre un rapatriement par l’OIM ou une attente à Agadez avant de tenter à nouveau un voyage vers le Nord. Il s’agit de différents groupes de migrant·es et pas seulement ceux et celles en transit vers le Nord. Entre-temps ceux-ci se préparent pour la suite de leur voyage également en dehors d’Agadez. Plus concrètement: les migrant·es refoulé·es sont laissé·es par l’Algérie au point zéro, dit «point nul» à la frontière algéro-nigérienne au nord d’Arlit. Il s’agit principalement de migrant·es arrêté·es lors de raids en Algérie ou en Libye. De là, ils doivent marcher 15 kilomètres jusqu’à Assamaka, la première ville du côté nigérien. C’est une distance considérable et donc très dangereuse dans le désert. Depuis peu l’OIM et Médecins sans Frontières prennent les centaines de migrant·es dans des bus et les amènent du point zéro à Agadez; mais pas tous et parfois avec du retard. Parmi ceux et celles qui ne sont pas pris en charge il y a les migrant·es souffrant de troubles mentaux et qui ont un comportement suspect qui saute aux yeux. Beaucoup de personnes refoulées considèrent le Centre de l’OIM à Agadez comme une occasion de se reposer, de recevoir des soins médicaux et de reprendre des forces pour ensuite faire une autre tentative de migration. Ils et elles peuvent séjourner légalement à Agadez, c’est la seule chose qui les différencie des migrant·es qui se cachent aux portes de la ville. Un grand nombre d’entre eux sont employés comme main-d’œuvre bon marché et sont ainsi devenus des concurrents sur le marché du travail pour les résident·es d’Agadez, eux-mêmes extrêmement pauvres, ce qui a provoqué des protestations parmi la population locale.
Ces migrant·es qui ont été refoulé·es se distinguent encore d’un troisième groupe: les demandeur·euses d’asile, principalement originaires du Soudan, d’Erythrée et de Somalie, qui font une demande d’asile auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugié·es (HCR) au Niger dans l’espoir d’être accepté·es directement par un pays riche industrialisé, dans le cadre de la procédure dite de réinstallation. Ces demandeur·euses d’asile ont été soit expulsé·es de Libye par avion par l’OIM après une arrestation en Libye ou sur des bateaux en Méditerranée, soit ils et elles étaient en route vers le Nord via le Niger avant que les autorités ne les poussent à déposer une demande d’asile au HCR à Niamey ou dans un camp de réfugié·es du HCR à 15 kilomètres d’Agadez. Enfin, il y a des migrant·es nigérien·nes qui viennent de Zinder ou de Maradi dans le sud-est du pays. Ils et elles occupent traditionnellement des emplois subalternes et vivent souvent dans des conditions encore plus précaires que la population locale d’Agadez. Vous pouvez voir que la question de la sécurité, mais aussi celle de la migration sont clairement différenciées lorsque l’on regarde la situation de plus près. En dehors d’Agadez vivent les migrant·es en transit qui doivent se cacher et les demandeur·euses d’asile qui ont demandé l’asile dans un camp de réfugiés du HCR. En revanche en ville se trouvent les migrant·es refoulé·es d’Algérie et de Libye, surtout des personnes qui viennent d’Afrique occidentale et centrale, qui sont soutenues par l’OIM et laissent beaucoup moins d’argent en ville que les migrant·es de transit auparavant. Les migrant·es arrêté·es par les forces de sécurité ou sauvé·es dans le désert à l’intérieur du Niger se retrouvent également dans le centre OIM à Agadez. Ce constat rend d’autant plus clair le cynisme de la politique migratoire européenne. La riche Europe se dispute régulièrement sur la manière dont quelques dizaines, centaines ou milliers de réfugié·es peuvent être répartis dans toute l’Europe. Cela ne l’empêche pas de construire un hotspot (c’est-à-dire un centre d’enregistrement des migrant·es – rapatriements de l’OIM et les demandes d’asile du HCR) à Agadez, une ville située dans l’un des pays économiquement les plus pauvres du monde, et en même temps de pousser hors de la ville les migrant·es qui accordaient à la population un certain revenu jusqu’à il y a deux ans encore. Agadez est l’un de ces endroits où l’Europe trahit ses valeurs et montre toute l’ampleur de son hypocrisie.
Il est intéressant de relever qu’il n’y a ici aucun signe de prospérité matérielle. La marginalisation économique de la région est palpable, bien qu’Agadez soit le chef-lieu de la région du même nom, qui a garanti la production électrique de la France pendant des décennies en fournissant un uranium à un prix dérisoire. Il est également intéressant de noter que la marginalisation économique a évidemment plusieurs degrés: dans beaucoup des murs d’enceinte que nous venons de mentionner, il n’y a que des huttes faites de bâches – tout simplement parce que les gens n’ont pas les moyens financiers pour construire de vraies maisons. Certains sont des locataires qui construisent leurs cabanes sur des terrains entourés par des murs, certains sont propriétaires mais n’ont pas les moyens de construire des maisons sur leur terrain. Au cours de notre visite, nous sommes également passé·es par le centre de l’OIM, où les migrant·es arrêté·es dans le désert sont installé·es. Le centre est surpeuplé et des centaines de jeunes migrant·es se tiennent donc dans les rues, devant de nombreux petits stands et échoppes installés autour du centre. Cela montre de manière frappante que la logique du hotspot à Agadez a commencé à exercer ses effets, c’est-à-dire le mécanisme qui préfère que les migrant·es et les réfugié·es «se massent» dans des endroits spécifiques en dehors ou en marge de l’UE, que ce soit sur l’île grecque de Lesbos, dans les centres de détentions libyens ou bien ici à Agadez.
Olaf Bernau, Afrique Europe Interact