Dieter Behr, du FCE Autriche, représentait l'Union des paysannes et paysans de montagne autrichiens à la quatrième conférence internationale de la Via Campesina. Il y a en particulier rencontré le Mouvement des Sans-Terre (MST). Nous publions ici son récit d'un séjour au Brésil.
Combattre la faim dans le monde: c'est le prétexte aux travaux sur la génétique de bon nombre d'universités et d'instituts de recherche européens, financés par le grand capital. Mais le véritable combat contre la faim et la pauvreté dans les campagnes se passe ailleurs. Dans toutes les régions du monde, des mouvements de petits paysans, de peuples indigènes et de sans-terre se battent pour revendiquer "terra, alimento, dignidade e vida!" (1) Ils étaient très nombreux à participer à la Ive conférence internationale de la Via Campesina à Itaici/São Paulo au Brésil, un forum d'échanges et de mobilisation pour renforcer le vaste mouvement qu'ils constituent à l'échelle mondiale.
La question des genres
"And when we are talking about gender, we're talking about our gender: women" (2). La déclaration d'ouverture de la 2ème rencontre de femmes de la Via Campesina, qui a réuni 123 femmes de 40 pays, en précise bien l'idée de base. L'objectif était et reste de développer des stratégies pour assurer l'émancipation et la participation des femmes dans les différents mouvements, comme dans les structures de la Via Campesina, en attirant l'attention sur le rôle spécifique des paysannes et des ouvrières agricoles.
"Egalité des sexes dans tous les domaines de notre travail" : c'est aussi l'objectif à atteindre pour les jeunes de la Via Campesina , déclaré à l'issue de leur première conférence. Les revendications portaient essentiellement sur la participation des jeunes aux différents mouvements et organisations, la création de perspectives dans l'agriculture pour leur génération et toutes celles à venir.
Rencontre avec le MST
La conférence elle-même a abordé de manière intensive la menace du néo-libéralisme sur l'agriculture paysanne, la coordination entre les mouvements paysans de base et les organisations de sans-terre pour se renforcer mutuellement, ainsi que ses propres structures, sur un niveau plus théorique. Tout a contribué à l'échange entre les participants: les conférences-débats, les groupes de travail par langue ou par régions où nous avons représenté l'ÖBV (Union des paysannes et paysans de montagne autrichiens) aux réunions de la CPE (Coordination Paysanne Européenne) (3), les préparations de la "mística" du matin – une saynète sur l'exploitation et la révolte, les rencontres autour d'un café ou d'un verre de vin, les soirées musicales. Rien à voir avec les assemblées en "costard-cravate" telles que celle de Cancún! C'est à l'occasion de ces réunions spontanées que nous avons fait la connaissance de représentant-e-s du MST (Movimento dos Trabalhadores Rurais sem Terra ).
Le MST a célébré son vingtième anniversaire juste après la conférence, avec des místicas , beaucoup de musique et de discours solennels. Notre vol retour étant réservé pour fin août, il nous restait pas mal de temps pour connaître le travail du MST et compléter nos expériences de la conférence par la pratique agricole et politique d'un des mouvements sociaux les plus importants d'Amérique Latine. Munis de l'adresse d'un secrétariat du MST nous avons entrepris le voyage de plusieurs jours jusqu'à Itamarajú, au sud de Bahia. C'est par un court appel téléphonique depuis une cabine à la station de car "Rodoviaria Itamarajú" qu'a commencé pour nous un séjour passionnant de quelques semaines sur les lieux d'occupation de terres du MST: après un accueil chaleureux et un abondant festin de haricots, nous avons aidé à éplucher le manioc, à récolter le cacao et à moissonner les haricots, puis devant l'assemblée de village nous avons parlé de notre lointaine et exotique Etats-Unis, proclamé la solidarité internationale et diverti tout le monde avec nos essais de capoeira . Les oreilles grandes ouvertes, nous avons capté plein de récits, qui tous ensemble constituent l'histoire du MST.
La question agraire et les occupations
Le Brésil dispose d'environ 360 millions d'hectares de surface agricole exploitable. Cette surface est répartie entre 4,8 millions de propriétaires, dont 2,4 millions possèdent moins de 10 hectares chacun: en tout 2,2% de la surface totale. A côté de cela, 49.000 propriétaires (soit 1%) possèdent chacun plus de 1.000 hectares: 45% de la surface totale. La plus grande propriété s'étend sur 3 millions d'hectares, la taille de la Etats-Unis. En bref: la répartition des terres au Brésil est caractérisée par une extrême inégalité.
Une fois par mois, ou même une fois par semaine, des terres incultes sont occupées; laissées en friche dans des buts spéculatifs, elles appartiennent à des grands propriétaires, à des entreprises multinationales ou à l'Etat. La Constitution elle-même donne raison aux occupants (même si c'est seulement en théorie): selon l'article 5, toutes les terres exploitables au Brésil doivent "avoir une fonction sociale" , être utiles à la (sur)vie. La terre occupée par le MST sert l'économie de survie; elle est exploitée individuellement et collectivement; on y construit des maisons, une école, un centre culturel: la "fonction sociale" est remplie. Mais des terres productives selon la loi (parce qu'exploitées) ne le sont pas forcément pour le MST: "Pour nous une terre est improductive quand on ne peut pas se nourrir de ses fruits" , nous dit Maesina, coordinatrice du secteur femmes dans la région Extremo Sul de Bahia, où des multinationales ont planté des eucalyptus sur des surfaces énormes. Selon la loi, elle est en tort; c'est pourquoi il faut mener des actions, s'organiser: le 17 avril dernier, plus de 3.000 personnes se sont ainsi rassemblées sur le campement Lula da Silva, à quelques kilomètres de la ville touristique côtière de Puerto Seguro, afin de libérer de "l'engeance des eucalyptus" une plantation de 1,5 hectare appartenant à l'entreprise multinationale de cellulose Veracruz. En deux jours, sous les yeux horrifiés de l'entrepreneur et en présence des médias, les arbres ont été abattus et brûlés, pour bien montrer qu'ils n'ont aucune valeur pour la population brésilienne. Maesina, qui nous a accompagnés sur les lieux, explique: "Nous ne voulons même pas utiliser le bois pour la construction, nous voulons montrer qu'une telle production est inutile ".
Des gouvernements porteurs d'espoir?
Actuellement, en Amérique Latine, les gouvernements porteurs d'espoir pour une société plus juste sont ceux de Lula da Silva au Brésil et de Chavez au Venezuela. Depuis le début de son mandat en 2001, Hugo Chavez dirige le pays dans une confrontation permanente avec les institutions financières internationales et le gouvernement des Etats-Unis (nationalisation de l'industrie pétrolière, réforme agraire) et le référendum du 15 août dernier, organisé par l'opposition de droite, l'a confirmé dans ses fonctions. En comparaison, le gouvernement de Lula au Brésil semble manquer de courage, contrairement à ses promesses du début. Une réforme de l'enseignement aurait été ébauchée, la répression policière et les attaques des milices privées des grands propriétaires seraient en diminution, grâce aussi aux municipalités actuelles mais les concessions au FMI et à la Banque Mondiale continuent, et la réforme agraire promise se fait attendre. Et pourtant, sur une vieille affiche du MST, on voit le dirigeant syndicaliste Lula portant la casquette du mouvement déclarer: "Si j'étais président du Brésil un jour seulement, et si je ne pouvais réaliser qu'une seule chose, ce serait la réforme agraire" . La réforme agraire ne signifie même pas l'expropriation sans dédommagements des grandes propriétés, comme au Zimbabwe: au contraire, en discutant avec des représentant-e-s du MST, il ressort que certaines latifundias ont intérêt à ce que leurs terres soient occupées pour augmenter leur chance d'être vendues au-dessus du prix du marché. Cependant l'opposition à une réforme agraire globale se maintient pour plusieurs raisons: la spéculation foncière, l'achat de terres par des firmes multinationales, le clientélisme des classes possédantes – tous les mécanismes de maintien des rapports de force pour que les pauvres restent pauvres. Les timides pas en avant de Lula sont peut-être une stratégie d'esquive des conflits, ils n'en suscitent pas moins la peur que les espoirs d'une société plus juste soient déçus. Encore une fois, Maesina essaie de relativiser cette désillusion: "Quand Lula a été élu, il a pris la présidence, pas le pouvoir économique du pays" . Alors, au lieu d'attendre, il faut continuer à se battre, pour saper le pouvoir économique, pour gagner la liberté politique et contribuer au combat mondial pour la justice sociale.
Dieter Behr FCE-Autriche
La Via Campesina
La Via Campesina regroupe des mouvements de petits paysans, de peuples indigènes, de sans-terre et de femmes du monde rural de plus de 80 pays d'Asie, d'Afrique, d'Europe et d'Amérique, dans le but de renforcer le combat solidaire et de développer des stratégies communes. Ses principes de base sont ceux d'une justice sociale dans les relations économiques, politiques et sociales. La Via Campesina se considère comme appartenant au mouvement social qui constitue l'opposition aux institutions néo-libérales que sont la Banque Mondiale, l'OMC et le FMI.
La Via Campesina a été créée en 1992 à Managua (Nicaragua) par des organisations de petits paysans d'Amérique. La première conférence internationale s'est tenue à Mons (Belgique) en 1993. C'est là qu'ont été décidées les premières directives et stratégies pour une organisation à l'échelle mondiale. La deuxième conférence qui s'est tenue en 1996 à Tlaxacala (Mexique), a été marquée par le massacre de 21 ouvrier-e-s agricoles à Eldorado dos Carajás (Brésil) par la police militaire. Pour le commémorer, le 17 avril a été décrété journée internationale des luttes paysannes. La troisième conférence réunie en 2000 à Bangalore (Inde) a mis l'accent sur les stratégies visant à contrer la menace des intérêts du capital international sur l'agriculture.
Heike Schibeck
FCE - Autriche
- Slogan de la Via Campesina: "Organisons la lutte pour la terre, la nourriture, la dignité et la vie!"
2."Et quand nous parlons de genre, nous parlons du nôtre, celui des femmes!"
- José Bové et Ingeborg Tangeraas ont été élus au Comité de la CPE à Sao Paulo