La catastrophe pétrolière face aux côtes galiciennes est un exemple des conséquences néfastes de la globalisation néolibérale dont l’épicentre se trouve dans la ville suisse de Zoug.
"Jusqu’ici va l’incompétence des globalisateurs", c’est le message d’un caricaturiste du quotidien espagnol El Pais à propos de la catastrophe pétrolière. Les Galiciens sont conscients du fait qu’ils sont les victimes d’une logique économique et politique qui porte le nom de "globalisation". Le reproche du caricaturiste pour qui le naufrage du pétrolier "Prestige" serait la conséquence de l’incompétence est-il justifié? Le seul fait que la propriétaire du pétrole, la firme Crown Resources AG1 ait son siège fiscal à Zoug témoigne d’une certaine compétence en matière de gestion d’entreprise; ce sont les politiques qui se montrent incapables d’empêcher de telles catastrophes, puis de les gérer une fois qu’elles se sont produites. Cette combinaison de capacités de gestion privée et d’impuissance publique est une caractéristique de la globalisation néolibérale.
Exploitation de "niches globales"
La privatisation des profits et la "nationalisation" des dettes est une constante depuis la naissance du capitalisme. La globalisation permet de systématiser cette répartition inégale d’avantages et d’inconvénients au niveau mondial. Pour maximiser les profits, on recherche les niches les moins chères; pour la prise en charge des frais, les mailles les plus grandes. La Crown Resources chartérise des vieux bateaux avec du personnel bon marché et a ses sièges dans des paradis fiscaux. Ses "niches globales" s’appellent: le Libéria – où est inscrite la propriétaire du "Prestige", la Mare Shipping Inc., Panama – où le vieux navire a été enregistré, la Grèce – où le clan des armateurs grecs et le véritable propriétaire Kuluthus ont leur siège, Gibraltar – où la firme a été fondée en 1996, et Zoug enfin, où elle déménage en 1999 pour échapper au fisc britannique. Les matelots débordés par une mer agitée viennent des Philippines. Il gagnaient 400 Euros par mois – huit fois moins qu’un Européen. Le Libéria et Panama ont l’avantage que personne n’y contrôle de manière fiable si un bateau est en état de naviguer. La Grèce, bien que social-démocrate, défend et protège le lobby des armateurs. Aux Philippines, il y a un excédent de marins. La spécialité du canton de Zoug – la catégorie de ce que l’on appelle les "sociétés mixtes privilégiées" – permet à des sociétés de payer un minimum d’impôts sur le capital et de n’en verser qu’une petite partie sur les bénéfices. Selon des informations de l’administration fiscale, la Crown Resources n’a payé, au cours des trois dernières années, qu’environ 300.000 Francs suisses au canton et à la ville de Zoug, avec un chiffre d’affaires de cinq à sept milliards de Francs suisses. Le président du Conseil d’administration, Jost. E. Villiger2 a dû en empocher encore plus.
La Crown a de bonnes chances de sortir indemne de la catastrophe. Elle a annoncé qu’elle n’allait "pas payer un Euro". Elle ne serait pas responsable du naufrage "d’une barque que nous n’avons fait que louer". Le droit marin international fait porter la responsabilité sur les propriétaires plutôt que sur les sociétés pétrolières. C’est pourquoi ces dernières ont renoncé à avoir leurs propres flottes avec les premières grandes marées noires qui leur ont souvent coûté beaucoup d’argent. Maintenant elles pratiquent une sous-traitance classique en confiant des transports à risques à des armateurs qui se cachent derrière une toile opaque de firmes. La concurrence fait baisser les frais des sociétés pétrolières et accroître les risques pour les habitants des côtes et les animaux marins. Suite à l’interdiction des bateaux monocoques par les Etats-Unis et après la catastrophe de l’Exxon Valdez en 1989 en Alaska, les armateurs ont déplacé les vieux bateaux peu sûrs vers l’Europe. Sous la pression des lobbies grec et britannique, l’Union Européenne n’exigera des bateaux à double coque qu’à partir de 2015. La Crown a profité sans scrupules du durcissement d’une loi qui, une fois n’est pas coutume, venait des Etats-Unis. Ses bateaux ont en moyenne sept ans de plus que ceux de la concurrence. Pour le "Prestige", elle a payé 13.000 Livres, environ un tiers de moins que le coût normal d’un tel transport.
Masquer la marée noire avec l’antiterrorisme
Le fait que le naufrage du "Prestige" pollue les côtes jusqu’à la Gironde est dû à des manquements incroyables et aux mauvaises décisions des autorités autonomes de Galice et du gouvernement espagnol. Les conservateurs au pouvoir ont mené une politique radicale de privatisation et ont complètement négligé le service public. Ainsi s’explique le fait que l’Espagne, malgré l’étendue de ses côtes, n’ait pas un seul bateau spécialisé dans le pompage du pétrole. Les Pays-Bas, par contre, disposent d’une véritable flotte de ce type de navires. La défaillance des autorités espagnoles a aussi des raisons idéologiques. Les post-franquistes centralistes du gouvernement Aznar, de même que Fraga, ancien ministre de Franco, sont obsédés par leur lutte contre la souveraineté basque et l’ETA. Ils minimisent donc tous les risques qui pourraient en détourner l’attention. Lors de son séjour à Paris trois jours après l’accident, le premier ministre Aznar n’en a pas dit un mot, mais il s’est étendu sur la lutte contre le terrorisme. Ainsi le "Petit Bush", comme on le surnomme, joue exactement le rôle que le grand frère lui montre: les problèmes vitaux de l’humanité, aggravés quand ils ne sont pas causés par la globalisation néolibérale, doivent être camouflés sous une rhétorique martiale et une politique militariste.
Le grand silence au centre pétrolier
A Zoug, on mène la même politique de camouflage que la droite en Espagne. On est peu locace sur l’accident et encore moins sur la firme propriétaire de Zoug. Lorsqu’ils y sont forcés par des questions de l’Alternative socialiste-verte (SGA) au Parlement, les partis "bourgeois" reprochent – à l’instar d’Aznar et de Fraga – aux voix critiques de nuire au canton de Zoug. Dans cette province se répètent les mêmes mécanismes qu’au niveau global: les puissants et les riches tentent d’échapper à l’opinion publique quand il s’agit de questions centrales et vitales. La Crown Resources aurait pourtant l’occasion de se poser quelques questions. Le déménagement de la firme russe de la métropole financière de Londres vers Zoug est aussi lié au fait que ce petit canton de la Suisse primitive est la quatrième place mondiale de commerce du pétrole. Ici se trouvent la Shell Switzerland, la Shell Finance Luxemburg et la Glencore, la plus grande firme de commerce de matières premières du monde, successeur de Marc Rich (3) avec un chiffre d’affaires d’environ 70 milliards de Francs suisses. Il est connu que le pétrole est la matière première et le principal carburant de la globalisation. Avec ses conséquences néfastes sur l’environnement, bien avant le transport sur les mers et surtout lors de sa consommation, il est le contraire même de l’économie durable. Le pétrole est également un enjeu de guerre. Si George W. Bush veut conquérir l’Irak, c’est qu’il pense surtout aux douze milliards de barils stockés sous les sables des déserts.
Josef Lang*
*Conseiller cantonal de l’Alternative socialiste-verte
Zoug (CH)
(SGA)
La Crown Resources AG appartient au groupe moscovite Alfa, produit des privatisations sauvages de la Russie du début des années 90. A ce groupe, qui entretenait de très bonnes relations avec Eltsine et avec Poutine, appartiennent des champs pétrolifères en Sibérie, une chaîne de supermarchés, une usine de sucre, la marque de Vodka Smirnov, des firmes de télécommunication, une banque, etc. Profit net en 2000: 1 milliard de dollars. Depuis 2002, le patron de la Crown Resources est Steven Rudofsky (auparavant chez Marc Rich et Glencore)
Jost E. Villiger est président suisse du Conseil d’administration de la Crown Resources. Il appartient à la plus noble corporation de Lucerne, la "Safran". La condition pour en être membre est une "bonne réputation". Villiger vient de la même firme que Marc Rich, la Phibro, une des premières compagnies pétrolières qui s’installèrent à Zoug dans les années 50
Marc Rich, marchand de matières premières et d’armes, est un des hommes les plus riches du monde, avec domicile et siège de son entreprise à Zoug. Ses richesses proviennent surtout de livraisons de pétrole au régime d’apartheid en Afrique du Sud. Il livrait également des armes au régime de Milosevic en contournant l’embargo. Il a beaucoup profité des privatisations sauvages en Russie et connaît probablement le groupe Alfa depuis cette époque. Aux USA, Rich était accusé et recherché pour 51 délits de commerce illégal de matières premières et d’armes. Clinton l’a grâcié dans son dernier acte en tant que président. Jusqu’en été 2002, Rich était conseiller de la Crown Resources